Chacun a son propre «mai 68»; chaque pays -et chaque acteur- a vécu de son côté et mémorise à sa manière cet événement social. Ce mouvement est émergé en Turquie en s’inspirant de l’exemple français mais certes, il s’est développé dans un contexte différent de celui du pays d’origine. En d’autres termes, les « soixante-huitards » de Turquie ont importé des idées et des pratiques mais pas le « champ de production »[1] des mobilisations, puisque celles-ci émergent dans un autre contexte politique. C’est bien la production et la perduration de ce type de mobilisation en Turquie qui reste problématique. L’articulation – ou parfois non articulation - du local à l’international caractérisée par les spécificités locales est ainsi l’objet principal de cet article. Cet article propose de développer ce point fondamental en partant particulièrement du répertoire d’action du mouvement Mai 68.
Né à l’initiative de la Fédération des Clubs d’opinion (FKF, Fikir Klüpleri Federasyonu), le mouvement 68 en Turquie atteint son sommet avec les mobilisations de la Jeunesse révolutionnaire (Dev-Genç, Devrimci Gençlik) et se transforme en un mouvement illégal et armé. Ce mouvement se caractérise en Turquie par son « mûrissement » postérieur à cette année 1968, c’est-à-dire qu’il prend forme surtout à partir de 1969. Ce cycle de mobilisation a été sacrifié par la génération dite soixante-huitarde comme une époque « glorieuse » qui n’a jamais été vécue encore une fois. De même, pour la génération dont il s’agit les années postérieures n’ont pas connu une jeunesse autant mobilisée que celle de mai 68.
Quand on parle du mouvement ‘68 en Turquie, de quoi parle-t-on? Que veut dire le «mouvement 68» en Turquie? Est-ce qu’il nous fournit des éléments pour pouvoir parler d’un mouvement ‘68 à un caractère universel? Déjà, si nous parlons de « mai ‘68 », nous ne parlons de rien car le premier boycott et la première occupation inspirés du « mai ‘68 français » eut lieu le 11 juin 1968, à la Faculté de langues, d’histoire et de géographie à Ankara[2]. Les étudiants ont occupé cette faculté après avoir boycotté les cours en raison de la réforme dans des universités. Le président de l’association d’étudiants résume dans ses propos comment ils se sont inspirés des mobilisations de Mai 68 réalisées ailleurs :
« Alors que la jeunesse mondiale conteste les conditions d’éducation, il est incompatible avec la vision révolutionnaire de la jeunesse turque de continuer notre formation avec des conditions et des règlements archaïques »[3].
Dès qu’on dit ’68 en Turquie, on mentionne deux choses à la fois : on parle d’une génération et d’une période. La génération ’68 comprend ceux qui sont nés en 1947. Ils sont aussi appelés les « quarante-septards » en partant de leur année de naissance. Quant à la période, elle court de 1968 à 1971. Pourquoi s’étend-elle jusqu’en 1971? Le 12 mars 1971, un mémorandum a eu lieu et après cette date le mouvement s’est radicalisé suite à une répression étatique. Si l’on suit A. Bağış Erten, le mouvement ’68 est « le processus de devenir socialiste de l’opposition estudiantine et de jeunesse, et est un grand tournant dans la voie du pouvoir de masse... Le mouvement ’68 est le mouvement de ceux qui ont vécu leur passage de l’enfance à la jeunesse dans les années ’60, qui ont grandi dans des conditions très libres grâce aux caractéristiques de la période, et enfin, qui ont une confiance en eux assez forte »[4].
Par ailleurs, dans le contexte turc, comme ailleurs, il faut penser aux mouvements ’68 plutôt qu’au mouvement ’68. Il s’agit donc d’une pluralité. Cet article se focalise sur le mouvement étudiant de gauche, notamment organisé dans la FKF et ensuite dans Dev-Genç pour s’interroger sur la circulation des idées et des pratiques dans le cadre des mouvements ‘68. Pour ce faire, j’ai dépouillé le quotidien Cumhuriyet jour par jour entre le 1er mai 1968 et le 1er mai 1969. Afin de réfléchir sur cette problématique, je mobilise également des entretiens semi-directifs avec les militants de Dev-Genç faits par moi-même et par d’autres personnes.
Répertoires d’action et revendications principales du mouvement
A partir du 11 juin 1968, le boycott et l’occupation deviennent les modes d’action privilégiés de la jeunesse estudiantine jusqu’à la montée de la lutte armée dans les années 1970. Si les boycotts montrent le mécontentement contre le système éducatif en place, les occupations, quant à elles, montrent l’idée de possession. Cette possession montre également l’enjeu de l’affrontement avec l’Etat car ce sont des bâtiments publics qui ont été occupés. En d’autres termes, l’occupation des universités visaient les symboles directs de l’Etat et elles « remettaient en cause le fonctionnement normal de la société et l’ordre public, impliquant une intervention par les forces de l’ordre »[5]. Les occupations apparaissent chaque fois comme une prolongation des boycotts des cours, des examens, etc. Elles sont faites donc pour rendre les boycotts plus efficaces. Les occupations sont des formes d’action illégitimes et illégales en Turquie. L’occupation est interdite par la loi et elle n’a jamais été vue comme un moyen légitime de la contestation par les forces de l’ordre, par les médias et par « l’opinion publique ». Elle a été considérée comme un répertoire spécifique aux organisations illégales qui veulent détruire l’Etat. L’occupation est aussi un mode d’action exceptionnel en Turquie. Elle est spécifique à une période allant de 1968 jusqu’à la fin des années 1970. A partir du coup d’état du 12 septembre 1980, ce mode d’action a presque disparu du répertoire d’action des groupes protestataires.
Qui sont ces groupes protestataires qui ont recours à l’occupation comme forme d’action? « Réfléchir aux logiques du recours à un mode d’action, c’est aussi réfléchir sur les acteurs qui l’utilisent » estime Etienne Penissat[6]. En 1968 et dans les années qui suivent, les occupations et les boycotts sont des modes d’actions utilisés par les étudiants et les ouvriers. Pour comprendre ce choix, il est nécessaire de connaitre les ressources et les dispositions sociales de ces catégories sociales. Tout d’abord, elles doivent disposer un espace à occuper pour utiliser l’occupation comme un moyen d’agir. Toutes les deux catégories sont avantageuses en vue des ressources spatiales : les étudiants ont des locaux universitaires et les ouvriers ont des usines.
Comme les ressources spatiales, le lieu définit également les acteurs : ce sont les étudiants des grandes universités fondées dans trois métropoles (Istanbul, Ankara, Izmir) qui ont recours aux occupations. Les manifestants vivant dans des grandes métropoles qui sont privilégiés d’une connexion plus facile à l’étranger devenaient le plus souvent l’acteur principal des occupations dans des universités, voire dans des usines. Cette forme d’action commence à être utilisée à Ankara, elles se propagent ensuite à Istanbul et enfin à Izmir. En juin 1968, seules ces trois premières métropoles du pays deviennent la scène des occupations et des boycotts. Vers la mi-juillet, les autres villes de la Turquie connaissent aussi des mobilisations similaires. Malgré cette diffusion, les trois grandes métropoles restent les bastions du mouvement de ’68.
Plus la mobilisation et ainsi que les occupations se propagent plus l’intervention policière apparaît : le 25 juillet 1968, Vedat Demircioğlu, étudiant en droit à l’Université d’Istanbul décède suite à une blessure grave lors d’une descente des policiers dans le foyer étudiant de l’université faite le 18 juillet. En peu de temps, la répression policière et la violence de l’extrême droite transforment ce mouvement en une lutte armée.
Qu’est-ce que ces acteurs revendiquaient? Peut-on parler des revendications propres aux questions plutôt universitaires ou systémiques? Les premiers boycotts et occupations revendiquaient des droits concernant seulement la vie universitaire et une réforme dans le système de l’enseignement supérieur. Néanmoins, les demandes se sont politisées au fur et à mesure. Dans les premiers mois des protestations, les étudiants contestaient ainsi l’amélioration du système universitaire. La revendication d’une Turquie complètement libre (tam bağımsız Türkiye) accompagnait celles qui concernaient la vie universitaire. Dans ce cadre, la mobilisation contestait surtout de la souveraineté nationale, le départ des forces de l’OTAN et de celles américaines, la suppression des bases américaines, etc. Il s’agit donc de deux types de revendications principales : l’un concerne le système éducatif, l’autre est fondé sur des revendications politiques qui sont strictement liées à la question de la souveraineté. Les affiches de Mai 68 ci-dessous montrent la priorité donnée à l’autonomie universitaire et la souveraineté nationale, deux revendications principales du mouvement.
L’arrivée de la sixième flotte américaine à Istanbul et à Izmir en juillet 1968 et la nomination de Robert Kommer (appelé par les étudiants « le boucher du Vietnam ») comme ambassadeur américain en Turquie sont deux événements qui ont changé l’équilibre entre ces deux objets de la contestation dans l’ensemble du mouvement ’68. La souveraineté nationale gagne du terrain face à la question éducative. Les actions protestataires faites contre la sixième flotte élargissent ainsi l’ampleur des revendications ; elles s’étendent des universités vers tout le pays[7]. Le slogan lancé lors d’une action protestataire montre ce changement de la priorité chez la jeunesse : « Réveille le peuple turc! Réveille-toi contre les Etats-Unis qui t’écrasent! ». Les meetings en plein air organisés à cette époque sont appelés les « meetings du réveil » (uyanış mitingleri), ceux qui signifient le réveil d’un peuple. En revanche, ceux de l’extrême droite sont appelés « les meetings de cabrage » (şahlanış mitingleri).
Dès le début de 1969, le mouvement connaît deux changements essentiels : l’usage de la violence augmente et les actions protestataires anti-américaines deviennent plus significatives. L’augmentation de la violence dans le mouvement a deux raisons principales : la répression policière devient plus régulière et l’extrême droite commence à s’attaquer aux étudiants de gauche en utilisant souvent des bâtons et des pistolets. Les occupations et les défilés de rue non violents se transforment ainsi en des actions violentes. L’action protestataire du 16 février 1969, dit le « dimanche sanglant » (Kanlı Pazar) illustre parfaitement ces deux facteurs qui radicalisent le mouvement. L’action protestataire organisée contre l’arrivée de la 6ème flotte américaine à Istanbul à la Place de Taksim avec la participation de plus de 10.000 personnes a été attaquée par les militants de la droite radicale faisant deux morts et deux cent blessés. Cette protestation est un tournant en vue de la radicalisation du mouvement car la jeunesse de gauche commence à s’armer pour se protéger à partir de cette date.
Comment ce mouvement multisectoriel a-t-il été transféré dans le contexte turc?
Importer les idées et les mobilisations
Dans le cas de la Turquie et probablement dans plusieurs autres pays dits « du Sud » ou à la « périphérie du Nord», l’émergence du mouvement ‘68 fonctionne à l’inverse de l’exemple des pays européens et nord-américains. Dans ces derniers, les recherches pour comprendre et pour théoriser le mouvement ont succédé à l’émergence du mouvement. En revanche, dans les pays « du Sud », le mouvement surgit après l’importation des théories et des recherches sur le mouvement de ‘68.
Comme la définition et la compréhension des mobilisations deviennent cruciales pour prendre part au mouvement, l’importation des idées et des pratiques passe obligatoirement par les intellectuels et par les élites de chaque pays qui ont un accès privilégié à l’international (maîtrise de langues étrangères, accès aux publications, possibilité de se déplacer librement, etc.)[8]. En dernière instance, l’objectif de ce transfert est national : il s’agit de mobilisations des citoyens turcs. En effet, les entrepreneurs du mouvement de ’68 en Turquie sont à la recherche de mécanismes pour déclencher une nouvelle vague de mobilisations. Leur stratégie les conduit en ce sens à devenir des passeurs qui se rendent à l’étranger, à traduire des textes fondateurs pour trouver de nouvelles ressources de mobilisation.
Le transfert[9] (la diffusion) se fait du centre vers la périphérie. Le mouvement né aux Etats-Unis et en France (centre 1) a été importé vers le centre de la Turquie, c’est-à-dire aux trois métropoles turques – d’abord à Ankara, puis à Istanbul et tout suite après à Izmir - (centre 2 ou périphérie 1). La mobilisation se diffuse ensuite vers la périphérie du pays c’est-à-dire vers les autres départements en province (périphérie 2).
Graphique 1: La diffusion du mouvement ’68
L’importation se fait par deux biais : la traduction de textes fondateurs du socialisme et du marxisme d’une part, et le témoignage d’étudiants turcs à Paris, à Berkeley, etc. concernant leur participation aux mobilisations de 68 d’autre part. Si la traduction apparaît d’abord, le témoignage la remplace ensuite dans l’espace local, éditorial et militant.
Plusieurs articles et travaux sur la théorie révolutionnaire ont été traduits en turc. La traduction est un instrument stratégique visant l’importation des mobilisations de ‘68 et des discussions théoriques sur la révolution en Turquie. Elles contribuent également à « nourrir » les mobilisations. Il s’agit là, à mon avis, d’une fabrique de traduction ayant pour but l’importation des idées et parallèlement des pratiques des mobilisations de mai ‘68 et puis révolutionnaires.
Dans les années 1960, notamment à partir de la deuxième moitié de la décennie, nombreuses traductions sont faites par les militants et sympathisants de gauche. Pour ce faire, un nombre important de maisons d’édition sont fondées à cette époque, telles que Sol Yayinlari (Editions de gauche) de Muzaffer Erdost, Onur Yayinlari (Editions d’honneur) d’Ilhan Erdost, Sosyal Yayinlar (Editions Sociales) d’Enver Aytekin, etc. Les propriétaires de ces maisons d’édition étaient déjà engagés politiquement. Le choix des ouvrages à traduire reflétait donc déjà un choix politique.
Quels étaient les thèmes principaux des ouvrages traduits? Au début, les fondements philosophiques du socialisme, le sous-développement, le développement, l’impérialisme, etc. constituaient les thèmes préférés des ouvrages choisis. Mais après, cette préférence s’est orientée vers des ouvrages qui peuvent « guider » la révolution[10]. Les affrontements entre les différentes fractions de gauche ont eu une conséquence de l’augmentation du nombre des traductions sur les « modèles de la révolution » et ainsi que sur les discussions théoriques.
De même, il s’agissait de l’usage de faux en traductions qui contribuait aux interprétations politiques, théoriques différentes des fractions diverses[11]. Dans les années 1970, plusieurs fractions au sein de la gauche ont fleuri et cette multiplicité des groupes reflétait la multiplicité des choix d’ouvrages et des façons de traduire. Chaque groupe avait donc sa propre manière d’agir et sa propre révolution. Par conséquent, ils avaient aussi leurs ouvrages préférés[12] et leurs traductions « manipulées ». Par exemple, certains livres de Louis Althusser ont été traduits par un professeur de sciences politiques qui a fait son doctorat à Paris et qui a assisté à ses cours de ce dernier. Le professeur affirme aujourd’hui qu’il a fait un faux usage des traductions[13] et une autre maison d’édition les a retraduites afin que la traduction soit conforme, fidèle au texte original.
Le témoignage contribue aussi à la circulation des idées et des pratiques. Les étudiants et les intellectuels sont des acteurs importants de ce témoignage. Un nombre important des étudiants sont partis à l’étranger à cette époque pour faire surtout un troisième cycle, ce qui leur permet de témoigner de près aux événements, de connaître mieux les discussions théoriques. Ils ont eu alors la possibilité de perfectionner leur maîtrise des langues étrangères et, surtout, d’acquérir une meilleure connaissance du mouvement pour mieux les transmettre en turc[14]. Ercan Eyüboğlu, professeur de science politique à l’Université de Galatasaray, étudiant à Paris en 1968, écrit ses mémoires, ses observations dans un article rédigé en 1998 dans un ouvrage publié pour fêter le 30ème anniversaire de Mai ‘68. Quelques paragraphes sont consacrés à la comparaison des choix éditoriaux des révolutionnaires français et turcs. Il décrit que les maisons d’édition Le Phénix spécialisé dans les publications chinoises et Globe qui vend des ouvrages soviétiques n’attirent que peu de personnes alors que la librairie « La joie de lire » qui vend les publications trotskistes de Maspero est toujours remplie[15]. En revanche, en Turquie les ouvrages maoïstes ont eu toujours un grand succès à cette époque malgré la présence de toutes ces couleurs de la gauche. Comme cet exemple le montre bien, les témoignages de mai ’68 contribuent alors aux mobilisations politiques en Turquie non seulement en temps réel, mais ils permettent aussi le partage des expériences antérieures par les générations suivantes.
Plus les témoignages des intellectuels et des militants sur leurs expériences dans les mobilisations de 1968 se multiplient, plus ils les transforment en objets d’une fabrique locale, éditoriale et militante, visant à la réinvention de dispositifs de mai ‘68. Plus le transfert des différentes idées s’effectue plus la « guerre des idées et des stratégies » s’intensifie. Cette division fractionnaire prend une forme exagérée en fin des années 1970 ; les groupes formés de deux ou trois personnes sont apparus sur la scène politique de gauche.
Quels sont les effets de ce transfert dans le contexte turc?
Conclusion : effets « paradoxaux » de la circulation des idées et des pratiques
Les témoins importent des idées et des pratiques mais non pas le « champ de production[16] » des mobilisations, puisque celles-ci émergent dans un autre contexte politique. C’est bien la production de ce type de mobilisation en Turquie qui reste problématique. Bien que les ressources, les dispositions et le contexte politique changent, le mouvement exporté peut prendre une autre forme dans le pays d’importation. Les transferts formels n’ont pas les mêmes effets dans tous les contextes. C’est bien le cas de la Turquie dans le cadre du mouvement ’68. Cette situation apparaît comme un résultat de « l’importation d’idées » politiques au sens de Pierre Bourdieu et d’Yves Dezalay. Un tel transfert n’est pas univoque[17].
Le mouvement de ’68, issu d’une importation a, entre autres, deux principales spécificités dans le contexte turc : le caractère de la prise de position contre les autorités et l’importation formelle des idées et des pratiques. En premier lieu, différemment de « ‘68 » des autres pays, en Turquie, le mouvement de ’68 s’interrogeait sur ceux qui détiennent le pouvoir d’Etat au lieu de questionner le pouvoir d’Etat lui-même. Le partage du pouvoir était donc la question primordiale pour les soixante-huitards. En outre, l’impérialisme, les impérialistes, la répression étatique, etc. constituaient les objets principaux de la lutte en Turquie alors que le mouvement ’68 dans les pays du nord revendiquaient un autre mode vie, la transformation culturelle, etc. à côté des luttes politiques[18]. En d’autres termes, en Turquie, la revendication d’une révolution culturelle n’accompagne pas celle d’une révolution politique.
Au moins au début du mouvement, il s’agissait d’une protestation contre les forces extérieures comme l’OTAN, les Etats-Unis, les « impérialistes ». Les autorités intérieures comme les recteurs de l’université faisaient aussi l’objet de la contestation mais en dernier lieu, c’étaient leurs pratiques qui s’étaient interrogées par les étudiants. Les autorités nationales n’ont pas fait elles-mêmes l’objet d’une action protestataire. Au contraire, la jeunesse estudiantine assumait la révolution Kémaliste et l’armée nationale. Les protestataires lançaient des slogans qui honorent l’armée nationale[19], les juristes turcs[20], etc. Ils organisaient aussi des marches qui aboutissent au Mausolée d’Atatürk pour réclamer aux politiques des pouvoirs sans contester les pouvoirs eux-mêmes.
Notons brièvement que les luttes anti-impérialistes et anti-américaines ont un poids important dans l’histoire politique du mouvement social turc. Dans les années 1950, elles s’érigent contre ce qui est perçu par les groupes politiques contestataires comme une « intervention américaine dans les politiques intérieures de la Turquie ». Entre 1923 et 1946, sous le système de parti unique, le Parti Républicain du Peuple (CHP, Cumhuriyet Halk Partisi) adopte une économie politique étatiste et nationale. Mais, après le passage au multipartisme en 1946, le Parti Démocrate (DP, Demokrat Parti) qui arrive au pouvoir en 1950 se caractérise par la mise en place d’une politique économique plutôt libérale et accepte de recevoir l’aide économique des Etats-Unis, notamment dans le cadre du Plan Marshall. Ainsi, les premières politiques entreprises par le Parti Démocrate, celles de l’opposition à toute sorte de gauche, de l’anti-soviétisme et de l’américanisme à outrance, ouvrent la voie à l’influence politique américaine en Turquie et à une dépendance au plan économique vis-à-vis des Etats-Unis. Dans ce contexte, le mot « impérialisme » entre dans le langage militant turc, notamment pour revendiquer et y opposer le principe de « souveraineté nationale ». L’influence politique des Etats-Unis dans la politique intérieure turque se poursuivant depuis les années 1950, les décennies suivantes connaissent par conséquent des actions protestataires qui se caractérisent par leur anti-américanisme[21].
En second lieu, les idées libertaires trouvent leurs signes dans les modes d’habillement au lieu des approches anti-autoritaristes. Elles ont donc des significations formelles. L’importation formelle est faite parfaitement alors que l’esprit du mouvement est importé en se transformant selon le contexte turc. L’importation a aussi des trous, c’est-à-dire certains axes du mouvement ont été négligés par les exportateurs du mouvement. On rencontre souvent des jeunes hommes et femmes qui portent des parkas et des blue jeans et ont souvent des cheveux longs. Un soixante-huitard, Ertuğrul Kürkçü décrit ce paradoxe de l’importation comme ci-dessous :
…bien que les jeunes hommes et femmes se dotent par les valeurs formelles des modèles qu’ils s’approprient, ils ne se trouvent pas dans une nouvelle société mais ils se placent dans l’élaboration d’une subculture à la marge de leur ancienne société.
Le port des pulls à col long et des pantalons en velours imité du mouvement estudiantin aux Etats-Unis et en France, ils avaient une prise de position contre le caractère identique et totalitaire du régime en place symbolisé par la cravate et le complet. Le port en hiver ‘de la parka de Che’ et des bottes militaires achetées du fripier les faisaient comme un(e) guerrier(ère) même s’il ne s’agit pas d’une vraie guerre. Ces symboles ‘internationaux’ ont été complétés par les moustaches non coiffées inspirées de la culture populaire des Alévis. Les femmes ont essuyé leur maquillage, leurs jupes ont été remplacées par les pantalons et par les chemises d’homme… Les universités turques sont remplies par une masse de ‘révolutionnaires’ distingués par leurs vêtements et qui ne sont ni vraiment une vraie ‘guérilla’ à la manière du tiers monde ni un ‘libertaire’ au sens de l’Europe occidentale[22].
En conclusion, les idées et les pratiques circulent mais les protestataires se diffèrent d’un espace à l’autre et les idées ne trouvent pas le même écho dans chaque pays. Le transfert des idées et des pratiques n’a donc pas les mêmes effets dans chaque contexte. L’encadrement étatique, les modes de vie, la culture, les savoir-faire, etc. déterminent les choix théoriques et pratiques. De ce fait, Mai ’68 en Turquie a été vécu sans placer les libertés au centre de ces priorités. Ce mouvement est plutôt devenu l’objet des discussions sur les bons chemins de la révolution et dans les années 1970, d’une lutte armée.
Note
[1] Pierre Bourdieu, Les conditions sociales de la circulation internationale des idées, «Actes», 145 (décembre 2002), 4.
[2] «Cumhuriyet», 12 juin 1968.
[3] «Cumhuriyet», 12 juin 1968.
[4] A. Bağış Erten, Türkiye’de 68, Modern Türkiye’de Siyasi Düşünce. Sol, tome 8, İletişim Yayınları, 2007, 839–840.
[5] Etienne Penissat, Les occupations des locaux dans les années 1960-1970 : Processus sociohistoriques de ‘réinvention’ d’un mode d’action, «Genèses», 59 (juin 2005), 82.
[6] E. Penissat, Les occupations des locaux…, cit., 71.
[7] «Cumhuriyet», 16 juillet 1968.
[8] Cf. A. Uysal, Rebelles du monde entier, unissez-vous. L’exemple du groupe Antikapitalist de Turquie, http://www.afsp.msh-paris.fr/activite/groupe/germm/collgermm03txt/germm03uysal.pdf; B. Gobille & A. Uysal, Cosmopolites et enracinés, dans: E. Agrikoliansky & I. Sommier (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste, la Dispute/SNEDIT, 2005.
[9] Le «transfert» est choisi surtout par Michel Espagne pour définir la circulation des idées et des pratiques alors que Pierre Bourdieu préfère utiliser l’importation/l’exportation pour ce faire. Pierre Bourdieu, Les conditions sociales…, cit.
[10] Erkal Ünal, Sol düşüncenin ortasında ve kıyısında: Çeviri Kitaplar, Modern Türkiye’de Siyasi Düşünce. Sol, tome. 8, 2007, 422–423.
[11] E. Ünal, Sol düşüncenin ortasında ve kıyısında…, cit., 423.
[12] Par exemple, Teori Yayinlari (Editions de théorie) publiaient des ouvrages maoïstes alors que Sol Yayinlari (Editions de Gauche) préféraient la publication des ouvrages classiques de Marx, Lénine et Engels.
[13] Entretien avec un professeur de science politique, Ankara, juin 2008.
[14] Entretien avec Gülay, le 12 août 2003.
[15] Ercan Eyüboğlu, Devrim Dışında Devrim, «Cogito», 14 (1998), 181.
[16] P. Bourdieu, Les conditions sociales…, cit., 4.
[17] Cfr. P. Bourdieu, Les conditions sociales…, cit.; Y. Dezalay & B.G. Garth, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’Etat en Amérique Latine, entre notables du droit et «Chicago Boys», traduit de l’anglais par Laurence Devillairs et Sara Dezalay, éd. coll. Liber, 2002.
[18] A. Bağış Erten, Türkiye’de 68, cit., 843.
[19] «Cumhuriyet», le 11 février 1969.
[20] «Cumhuriyet», le 13 février 1969.
[21] Mais si l’influence politique américaine en Turquie date d’une cinquantaine d’années, l’histoire de l’intervention économique et politique du FMI ne débute qu’en 1980, juste avant le coup d’état du 12 septembre, dans le cadre des « mesures économiques du 24 janvier 1980 » adoptées par Turgut Özal. Toutefois, en raison de l’état d’urgence qui a été appliqué à partir de 1980 et jusqu’en 1987, les manifestations contre le FMI restent peu fréquentes à cette époque. Et ce n’est qu’en 1989 (i.e. les Manifestations de Printemps des ouvriers), puis en 1990 (i.e. les grèves et les manifestations des mineurs de Zonguldak) que les rues de la Turquie redeviennent des espaces propices pour manifester des opinions politiques. Ainsi, les manifestations contre la mondialisation économique se multiplient tout au long des années 1990. Or, si elles existent d’une manière souverainiste et qu’elles ont pour référent le cadre national, il faut néanmoins préciser qu’il ne s’agit pas ici du cas de figure d’acteurs qui ne pensent pas «à se contacter entre mouvements de différents pays», mais plutôt de militants qui ne pensent pas à agir collectivement si ce n’est dans le cadre de conflits politiques proprement turcs ou reliés à des enjeux politiques nationaux.
[22] Ertuğrul Kürkçü, Hala bir "68 Kuşağı" var mı?, «Cogito: Mayıs ‘68», 14 (1998), 163-165.