Le problème du sacrifice
Notre propos ici se place dans une référence précise à l’introduction que Vincenzo Lavenia a donné au séminaire dont cette publication procède. Il soulignait, en effet, une différence fondamentale entre le sacrifice en général et le sacrifice de soi, en remarquant que ce second sacrifice, dans le récit chrétien, était le privilège du seul Dieu, qui se sacrifie sur la croix. Mais il convient d’ajouter à ce rappel deux compléments. D’une part, ce sacrifice de soi postule une survie au sacrifice lui-même. Pour le formuler dans les termes d’une analyse de langage, dans “je me sacrifie”, seul succombe au sacrifice ce “me”, cette part de moi qui, neutralisée par la pronomination, se trouve soustraite à l’affirmation du “je”. Aussi y-a-t-il une contradiction interne à la logique du sacrifice, que seul surmonte Dieu mort et ressuscité, mort comme “me”, ressuscité comme “je” et qui, dans sa résurrection embarque aussi celui qui était mort, son Fils. Or cette contradiction nous permet de concevoir la raison pour laquelle la religion chrétienne peut être considérée comme la religion de la fin du sacrifice, comme l’a montré Guy Stroumsa dans un livre décisif (Stroumsa 2005). Elle n’est plus sacrifice à Dieu puisqu’elle est devenue sacrifice de Dieu; mais elle est par là même devenue sacrifice de Dieu seul – et la voie est ouverte à ce qui viendra tenir lieu de sacrifice: le martyre, sacrifice subi, et non pas décidé par “je”; le martyre, sacrifice des mortels, de ceux qui ne savent mourir et ressusciter et pour lesquels, par conséquent, le sacrifice ne serait que l’orgueil d’une survivance à soi – un orgueil dont on ne peut pas entendre l’écho, dans la vie morale, lorsque se trouve trop haut proclamé le fait de s’être sacrifié – un sacrifice dont on attend les bénéfices, les récompenses, les compensations, en tant que survivant à ce sacrifice, précisément.
De Noé à Abraham
Second complément, il faut insister sur le fait de langue, qui pèse sur l’énoncé de tout sacrifice, dans l’ambivalence qu’il entretient entre le réflexif et le génitif: lorsque nous prononçons le “sacrifice de Noé”, évoquons-nous le sacrifice effectué par Noé ou le sacrifice de Noé lui-même? Ce n’est pas une question futile, comme peuvent nous le montrer deux tableaux dont le lien est une énigme – une énigme qui nous servira ici de frontispice. D’une part, un Sacrifice de Noé d’Hugues Taraval [1], peint en 1783 (conservé dans l’église Sainte-Croix des Arméniens dans le quartier du Marais à Paris).
La femme de Noé, les trois fils de Noé et leur femme entourent la table-autel, tandis que les bêtes quittent encore l’Arche, à gauche du tableau et que déjà l’arc-en-ciel fait “signe”, à droite. Au centre, la situation est cependant encore indécise: l’une des femmes tend avec le patriarche un nouveau-né, l’agneau, pattes liées, bêle encore au pied de la table, le couteau est encore posé sur le vase qui recueillera le sang de la victime – de l’enfant ou de l’agneau. La force de la composition est de se tenir dans cette incertitude: on ne sait pas encore sur quelle offrande s’abattront la main et le couteau de Noé, encore bras tendus vers le ciel. Se trouvent donc superposés ici deux sacrifices, qui en appellent un troisième et un quatrième: celui d’Isaac auquel se substitue celui du bélier – un sacrifice que Taraval a représenté, par sa marge, quelques années auparavant dans le Sacrifice d’Abraham (1770-1775), conservé au Musée des Beaux-Arts de Lille, dans lequel Taraval peint les préparatifs du bûcher sacrificiel. Nous sommes ici dans une très grande fluidité du passage entre le réflexif et le génitif: Abraham a été sur le seuil de sacrifier son propre fils, figure du futur sacrifice divin et lui a substitué le sacrifice d’un animal, Noé a été sur le seuil du sacrifice de son propre descendant – qui, sinon, à la sortie de l’Arche? – et lui substituera un agneau.
D’une certaine manière, la formulation du sacrifice chrétien articule ces deux modalités réflexive et génitive en composant, par le Verbe, les deux hypostases du Père et du Fils; et la langue hérite de cette circulation entre les pôles, en particulier dans la pronomination, par laquelle “je” devient un autre, “me”. Hugues Taraval anime autrement encore cette fluidité en composant l’un avec l’autre les sacrifices de Noé et d’Abraham.
La lecture du récit de la Genèse, à laquelle je viens maintenant, va nous montrer sur quel fond se nourrit l’indétermination du geste de Noé, bras levés, couteau encore à saisir, et pour qui?
Le récit de la Genèse
8 Dieu dit à Noé: 16 “Sors de l’arche, toi, ta femme, tes fils et les femmes de tes fils avec toi. 17 Toutes les bêtes qui sont avec toi, de tout ce qui est chair en fait d’oiseaux, bestiaux, toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre, fais-les sortir avec toi et qu’ils grouillent sur la terre, qu’ils soient féconds et prolifiques sur la terre”. 18 Noé sortit, et avec lui ses fils, sa femme et les femmes de ses fils; 19 toutes les bêtes, toutes les petites bêtes, tous les oiseaux et tout ce qui remue sur la terre sortirent de l’arche par familles.
20 Noé éleva un autel pour le Seigneur. Il prit de tout bétail pur, de tout oiseau pur et il offrit des holocaustes sur l’autel. 21 Le Seigneur respira le parfum apaisant et se dit en lui-même: “Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l’homme. Certes, le coeur de l’homme est porté au mal dès sa jeunesse, mais plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait” (Gen. 8.16-22) [2].
Sitôt sorti de l’Arche, donc, «Noé éleva un autel pour le Seigneur. Il prit de tout bétail pur, de tout oiseau pur et il offrit des holocaustes sur l’autel» (Gen. 8.20).
Le sacrifice de la sortie de l’arche semble s’inscrire dans la continuité de l’état d’exception de l’Arche, tout en s’inscrivant aussi dans celle du premier sacrifice des fils d’Adam: c’est-à-dire dans une indétermination entre le sacrifice de soi et le sacrifice pour Dieu. Dans l’aventure de l’Arche, Dieu appelle Noé à se sacrifier: dans ce sens, il pourra être compris comme un type, ou une figure du sacrifice du Christ: celui qui se sacrifie et qui, parce qu’il est tout à la fois l’objet et le sujet de son sacrifice, survit à celui-ci – mais c’est précisément cette prérogative qui ne pourra être reconnue qu’à Dieu seul, dans sa mort et dans sa résurrection. Or l’exclusivité de cette prérogative est essentielle: car dans le cas contraire, le sacrifice de Noé pour le salut des animaux serait donné comme une figure du sacrifice du Christ pour le salut des hommes. L’interprétation chrétienne compense cette lecture par le sacrifice de sortie de l’arche, qui maintient Noé dans le temps de la religion sacrificielle. On en donnera un exemple plus loin en lisant Jean le Damascène.
Sacrifier, se sacrifier: beaucoup tient ainsi dans ce petit agent pronominal, que j’ai rappelé en ouvrant cette contribution et que je propose en outre de rattacher à un autre fait de langage, celui de la prénomination. L’un et l’autre fait se conjuguent ici: à la dissimulation de l’impossible sacrifice de soi répond celle de l’animal sacrifié lui-même. Les animaux ont été nommés par Adam dès les premiers versants de la Genèse. Ils ne le sont plus à l’entrée de l’arche, ni à sa sortie: imagine-t-on Noé appeler «de tout bétail pur, de tout oiseau pur», pour les convier sur le bûcher de l’autel? Ainsi, lorsque le Patriarche sacrifie, et ne se sacrifie pas, il sacrifie aussi la prénomination adamique. Les bêtes flambées sont innommées, innommables. Elles ne sont pas non plus entrées encore dans le régime célibataire qui nous frappe dans les Sermons sur la Genèse de Samuel Bochart, lorsque celui-ci retient à l’actif de Noé la citation, au champ d’honneur des animaux bibliques, de la colombe et du corbeau. [3] Que veut dire, en effet, «de tout bétail […] de tout oiseau»? Un couple de chaque, comme lors de la montée à l’Arche? Un individu, comme seront des individus, après la colombe et le corbeau, le bœuf et l’âne de la Crèche? Au-delà d’une inquiétude de la pronomination (qui pèsera par exemple, dans toute l’histoire chrétienne, sur le dilemme du martyre, accomplissement de la foi ou péché d’acédie), l’essentiel ici tient dans le fait que le sacrifice précède la réaffirmation de la suprématie de l’homme sur les animaux, cette suprématie que le Déluge et l’Arche ont suspendue. Tout se passe comme si le sacrifice animal incitait Dieu à décider d’une nouvelle suprématie humaine, comme si le sacrifice n’était pas l’effet mais la cause de cette suprématie. On peut concevoir dans le cadre de ce renversement que la nomination adamique, l’«imposition» (Gen. 2.20) des noms, sur le modèle du geste baptismal, ne suffise plus. Précisons par ailleurs que ce renversement est, selon une hypothèse de lecture plus générale que je développe ailleurs, le moteur du récit de l’Arche comme récit fondateur, ou refondateur, quand le Déluge n’est plus l’effet de la colère divine, mais la cause de l’embarquement dans l’Arche. Dans le récit de la Genèse, celui-ci est d’abord donné comme l’effet ou la conséquence d’une décision divine (Gen., 6.14, 17, 18: «Fais-toi une arche […]. Moi, je vais faire venir le Déluge […]. Entre dans l’arche»), décision jumelle de l’injonction faite à Noé, avant de devenir lui-même la cause de l’entrée de Noé dans l’arche: «A cause des eaux du Déluge, Noé entra dans l’arche» (٧.٧). C’est alors le Déluge qui pousse Noé dans l’arche et non pas, comme cela était écrit, «l’alliance» que Dieu a établie avec lui.
C’est le Déluge et c’est aussi Noé sauveur, sous le même régime de l’inversion. Comme l’écrit Aphraate dans l’un de ses Exposés:
Noé, avec quelques gens peu nombreux construisit un autel et contenta à la miséricorde du Saint. Tout infime qu’il était, Noé fut meilleur que toute la génération corrompue, et c’est à partir de lui que fut établi le second monde (Aphraate 1988, 751).
Situation
Le problème central est celui-ci: quel héritage la série des discours divins, jusqu’à l’injonction faite à l’homme de semer la «crainte et le tremblement» [4], laisse-t-elle à penser sur le sens du récit de l’Arche? Quelle trace laisse-t-elle du grand bouleversement que produit le Déluge dans la hiérarchie des «êtres vivants»? L’homme rétablit-il la domination sur les autres êtres qu’avait auguré l’ouverture de la Genèse, ou l’aventure de l’Arche fait-elle planer un doute persistant sur cette domination? Le sacrifice de Noé est au centre de cette interrogation. On comprend mieux ainsi pourquoi le sacrifice d’Abraham vient se superposer à celui de Noé, dans le tableau d’Hugues Taraval qui retenait plus haut notre attention [5], ou dans les boucheries sacrificielles d’Annibale Caracci (Berdini 1997; Careri 2020a; 2020b) [6], comme si la nature supplétive du sacrifice animal dans le cas d’Abraham venait masquer la nature exclusive de ce sacrifice dans le cas de Noé – masquer, donc, une fois encore, la part animale dans le récit biblique.
C’est de ce premier sacrifice post-diluvien – d’abord homologue, comme je l’ai rappelé, au premier sacrifice du récit de la Genèse –, que nous devons maintenant envisager une brève série de commentaires anciens.
Interprétations
Dans le récit de Flavius Josèphe, au livre I des Antiquités juives, Noé,
le dixième depuis Adam […], sachant que la terre était délivrée du déluge, attendit encore sept jours, puis fit sortir les animaux de l’arche; il en sortit lui aussi avec sa famille, sacrifia à Dieu, et fit un festin avec les siens (Flavius Josèphe 1990, 24.).
Brève mention, donc, mais le récit revient un peu plus tard, sur ce même sacrifice, en lui donnant une raison sociale aussi loquace qu’elle est absente de la Genèse:
Noé, craignant que Dieu n’inonde chaque année la terre dans le dessein arrêté d’anéantir les hommes, offrit des holocaustes et supplia Dieu de conserver à l’avenir l’ordre primitif, et de ne plus déchaîner de tel fléau, qui menacerait de mort tout le règne animal, mais les méchants une fois puni, d’épargner ceux qui par leur droiture avaient survécu et avait mérité d’échapper au péril […]. Il le pria donc d’agréer son sacrifice et de ne plus prendre une telle colère contre la terre […]. Noé ayant fait ses supplications, Dieu qui aimait cet homme pour sa justice lui signifia qu’il exaucerait ses prières (ibid., 25-6).
Deux aspects doivent nous retenir ici, qui témoignent d’une lecture encore très ouverte du sacrifice [7]: d’une part, il procède d’autant moins d’une domination de l’homme que la «terre» désigne le lieu commun des hommes et des animaux et que le «règne animal» semble bien englober les uns et les autres, hommes «droits» et animaux, seuls les «méchants» se trouvant exclus; d’autre part, il inscrit le sacrifice dans une chaîne causale qui fait de cet acte une conséquence immédiate du déluge et non pas, comme dans le récit de la Genèse, une décision énigmatique de Noé, suivie d’une transformation du discours de Dieu, l’inspiration de la crainte et tremblement devenant les leviers d’un nouveau commandement de l’hommes aux animaux.
Le discours de Philon
Le discours de Philon d’Alexandrie, qui sera comme on le sait largement repris par Ambroise de Milan, est d’une autre nature. Philon répond à deux questions, qu’il se pose à lui-même selon le principe d’écriture de ses Questions sur la Genèse. Premièrement:
Pourquoi [Noé] construisit-il un autel sans en savoir reçu l’ordre? Les actions de grâces à Dieu, il faut qu’elle se fasse sans commandement et sans tarder, l’âme se montrant ainsi libre de passions. En effet, quand Dieu fait une grâce, il convient que celui qui a reçu le bienfait le remercie spontanément, mais celui qui attend l’ordre est ingrat car c’est la nécessité qui l’a contraint à honorer son bienfaiteur (Philon d’Alexandrie 1984, 277).
Ainsi Philon entretient-il la difficulté de cet acte sans cause, qui conserve sa puissance originaire, mais il ne fait par ailleurs que différer une injonction divine, qui serait venue si Noé n’avait pas agi sans tarder au nom de la «volonté de l’âme» (volonti animo dans la traduction latine de la version arménienne du texte grec perdu). Il tente ainsi de sauver le sacrifice noaïque comme duplication des sacrifices primitifs d’Abel et de Caïn, sans pour autant enraciner sa violence, son arbitraire, qui sauront inspirer crainte et tremblement aux animaux témoins de ce sacrifice [8]. On prend ainsi la mesure tout à la fois de l’enjeu d’une affirmation originaire du sacrifice et de sa difficulté à le tenir sans faire également venir au premier plan de la scène le retour d’un discours autoritaire qui en révèlerait évidemment le suspens, et donc l’état d’exception anti-autoritaire du moment de l’Arche.
La réponse de Philon à la deuxième question souligne d’ailleurs la force originaire du sacrifice noaïque:
Pourquoi [Noé] est-il dit avoir construit l’autel pour Dieu (Deo), mais non pour le Seigneur (Domino)? À cause des bienfaits, et dans le récit de cette nouvelle génération comme à la création, [Dieu] recourt uniquement à sa puissance bénéfique par laquelle il crée tout, et il crée en ajournant l’usage de sa puissance royale; de même, encore maintenant, c’est le commencement d’une seconde génération, c’est la puissance bénéfique appelée Dieu qui prend la place de [la royale]; en effet la puissance royale et princière, qui est appelée seigneur, il l’a fait intervenir lorsqu’il infligeait le châtiment par l’eau (ibid.).
Revenons un instant à la première argumentation de Philon: le sacrifice n’attend pas, il ne peut être différé sous peine d’être ordonné. On retrouvera cet argument chez Ambroise, et il mérite d’être considéré du point de vue de la tradition proprement religieuse, institutionnellement religieuse, dans laquelle il entre justement avec Ambroise: de la même manière que, comme nous le verrons au terme de ce parcours, le sacrifice sanglant cède la place à l’image du sacrifié dans la Foi orthodoxe de Jean le Damascène, l’immédiateté de l’acte de Noé apparaît comme le contre-type du vœu dans son acception religieuse, c’est-à-dire de ce qui, essentiellement, s’inscrit dans le temps: tout est progression, étapes, et le sacrifice d’une vie comme don de soi à Dieu prend bien, en effet, le temps d’une vie. Et, de plus, ce don doit être ordonné, au contraire du sacrifice noaïque. Il n’est de véritable vœu que celui qui se soumet à l’obéissance. Nous voyons ainsi se dessiner, avec et contre la figure de Noé, une autre figure, tout à la fois consacrée à Dieu et à son image et de laquelle l’animal s’absente doublement: tout à la fois comme être-au-présent, livré à la certitude immédiatement sensible, et comme être inaccessible au partage symbolique du réel et de sa représentation. L’animal n’est encore là que dans son sacrifice.
Ne voyons-nous pas alors apparaître, au détour de cette rencontre inattendue du vœu et de l’image [9], un autre mobile de la transformation du discours de Dieu? Ce ne serait pas seulement le sacrifice comme violence faite à l’animal qui rendrait compte de la conversion hostile de ce discours, qui incite l’homme à se faire craindre des autres espèces, mais aussi parce que, dans le sacrifice, l’animal resterait reconnu dans sa singularité propre, sans images et sans délai. Sans délai, oui: et c’est bien seulement par sa mise à mort que ses entrailles peuvent devenir pourvoyeuses d’avenir [10].
La conversion ambrosienne du discours de Philon
Venons maintenant à deux jalons essentiels de ce parcours dans l’exégèse du sacrifice: l’Arca Noé d’Ambroise de Milan et la Cité de Dieu d’Augustin.
Le commentaire d’Ambroise, pour une part issu de celui de Philon, mais beaucoup plus largement développé, occupe les chapitres 22-4 de son Traité sur l’Arca Noe. Retenons deux aspects de ces chapitres, qui, l’un et l’autre, s’efforcent de réduire ce que j’appellerai la résistance de l’animal dans le récit noaïque. D’une part, l’explication du sacrifice immédiat de Noé comme action de grâce «spontanée et non pas ordonnée» fait écho, chez Ambroise, non pas seulement au passage de Philon que nous venons de lire, mais aussi à sa propre exégèse du premier sacrifice, celui d’Abel et de Caïn, aux chapitres 7-10, qui ne doivent pas tout aux Sacrifices d’Abel et de Caïn de Philon, et en particulier sur un point essentiel: Ambroise introduit dans la série de ces sacrifices celui, renoncé, d’Isaac par Abraham, c’est-à-dire l’holocauste supplétif de l’animal bélier:
[…] le principal prix d’un voeu et donc la promptitude de son accomplissement. Quand, de fait, Abraham reçut le commandement d’offrir son fils en holocauste, il ne le fit pas plusieurs jours plus tard comme Caïn mais: «il se leva de bon matin, il scella son âne, il prit avec lui deux esclaves et Isaac son fils», etc. On remarque le zèle immédiat et attentif de l›offrant, qui ne tolère aucun retard ni attente pour entendre la parole divine et met donc le bât à son âne, se charge lui-même de toutes les tâches, prépare ce qui est nécessaire au sacrifice et conduit sa victime, soutenu par sa foi dans deux vertus: son assurance dans le pouvoir de Dieu et sa confiance dans sa bonté (Ambrogio 1984, 223).
Holocauste supplétif, certes, mais ineffaçable: le renoncement au sacrifice du fils ne doit pas ouvrir la voie à la marginalisation de tout sacrifice, qui conduira la théologie musulmane à refuser la mort de Jésus sur la croix, et plus généralement à soustraire le sacrifice aux fondements – aux «piliers» – de l’Islam, là où la théologie chrétienne transforme le sacrifice du Fils dans sa résurrection. Le souvenir du bélier s’inscrit dans l’attente de cette transformation (Shaarawi 2005, 471).
Ambroise insiste par ailleurs, après Philon, sur la rapidité d’Abel à rendre grâces. Ce n’est pas d’abord l’odeur de la chair animale qui plaît à Dieu plus que celle de la moisson offerte par Caïn, c’est la première odeur qui lui parvient, à lui être plus agréable que celle que Caïn tarde à lui donner:
[…] le vœu est la demande d’une faveur à Dieu, avec la promesse de lui offrir un don en échange; pour cela, quand a été obtenu ce qui était demandé, il est ingrat de tarder à accomplir sa promesse (Ambrogio 1984, 219).
La part animale du sacrifice d’Abel est ici presque subtilisée. Ce n’est que dans un second temps de son exégèse qu’Ambroise fait intervenir la différence du sacrifice animal – et, comme on va le voir, dans un moment encore différé de l’argumentation:
[Caïn] ‘offre les fruits de la terre à Dieu’ il n’offre pas les prémices issues d’une première récolte, ce qui signifie la conservation pour lui-même des prémices, en ne laissant à Dieu que le reste; alors que puisque nous devons préférer l’âme au corps, comme la patronne à son serviteur, nous devons aussi offrir les prémices, entendons ici celle de l’âme, avant celles du corps. Les prémices de l’âme sont les premières manifestations d’une manière de vivre droite. Celles-ci, même si elles sont postérieures dans le temps par rapport aux prémices du corps qui sont la nutrition la croissance la vue, l’ouïe, le tact, l’odorat, la voix […] sont plus importantes au regard de la manière de vivre. Et la première [de ces manières de vivre droites] est le remerciement à Dieu offert d’un cœur pur avec des paroles simples. C’est un don de ce genre que fit Abel; et Dieu eut égard à son offrande parce que Abel lui avait offert les prémices. Il faut ajouter à ceci le fait qui lui a apporté les premiers-nés des brebis de son troupeau et leur gras: il ne fait pas offrande de choses inanimées mais d’animaux, car ce qui est animé du fait qu’il est plus proche de ce qu’il y a un esprit, est plus important que ce qui provient de la terre. Ce qui est animal respire, a un esprit vital, et non pas ce qui fait partie des fruits de la terre (ibid., 239-40, je souligne).
Ce n’est donc que dans la toute fin de son argumentation qu’Ambroise fait apparaître l’être animé, ou l’animal. Or il opère un autre déplacement, symétrique me semble-t-il, dans la fin de la séquence du sacrifice de Noé. Le vocabulaire de la «crainte» survient chez lui avant le dernier discours de Dieu, et n’est donc plus le seul destin des animaux:
Quand Dieu dit: ‘Tant que la terre durera […] jour et nuit jamais ne cesseront’, on doit comprendre par ‘jour’ la vertu qui illumine et reconnaître dans la ‘nuit’ la ténébreuse ignorance. Mais la vertu peut aussi être illuminante dans la crainte comme dans le froid. De la même manière, la tempérance peut réprimer la colère de telle sorte que l’on puisse ne pas être abattu par la crainte mais plutôt dirigé par elle vers des œuvres de vertu [11] […], de telle manière que la crainte soit surtout celle de Dieu, dans la pensée que l’on doive éviter les supplices éternels plus encore que les supplices présents […] et de telle sorte qu’enflammée vers la gloire, ta propre agitation se modère par ce moyen de la crainte de Dieu (ibid., 469).
Ainsi, de deux manières, l’articulation du sacrifice animal sur la domination des animaux par l’imposition de la crainte se trouve rompue. Le chapitre 24 le confirme: commentant le dernier discours de Dieu («Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre», etc.), Ambroise écrit:
[Le juste] domine toute passion terrestre ainsi que le sens du corps, il se soumet avec certaine terreur et crainte les bêtes dans lesquelles semble se tenir l’image de la malice et de la férocité […] Il est manifeste que certains reptiles semblent avoir l’apparence d’une passion létale, et desquels semble infus dans l’entendement une sorte de venin. À toutes ces choses, donc, le juste commande, il ne se mêle pas à elles mais les domine de telle sorte que son entendement ne soit pas guidé par le plaisir et par la cupidité, ni abattu par la tristesse ou la crainte, pour ce qu’il ne traverse le cours de cette vie dans les plaisirs de la luxure mais, en homme sage, éloignant de lui les passions, dans la continence et la tempérance (ibid., 473).
La crainte et la terreur sont complètement redistribuées: l’homme se soumet les bêtes mais c’est lui-même qui se trouve atteint par cette crainte et cette terreur, qui le submergerait cependant s’il ne les dominait pas comme il domine ses passions.
Commentant, enfin, la dernière partie de ce discours («[…] de votre sang, qui est votre vie, je demanderai compte à toute bête et j’en demanderai compte à l’homme et à chacun je demanderai compte de la vie de son frère»), Ambroise parvient à une déclaration de rupture ontologique entre l’homme et l’animal que l’ensemble des opérations antérieures a rendu possible. Il suit là encore Philon, mais il investit sa source de tout ce qu’il lui aura ajouté dans le cours de ces chapitres, quand il écrit:
[…] en réalité, les bêtes non rien de commun avec nous, elles ne nous sont liés par aucun lien fraternel; si elle nuisent aux hommes, elles leur nuisent comme à des étrangers, elles ne violent pas les droits de la nature, elle ne renient pas l’affection de la fraternité. C’est pour cela que pèche plus gravement l’homme qui porte atteinte à son frère, et pour cela que le seigneur le menace d’une punition plus sévère […]. De fait, nous sommes tous frères engendrés d’une seule et même mère et liés par un même lien de parenté (ibid., 484-5).
Le problème de l’indétermination
Nous devons ici, avant de poursuivre, tenter de revenir à un nœud logique central du récit de l’Arche, que j’ai rapidement désigné plus haut comme une indétermination du geste sacrificiel de Noé, qui en fait l’un des passages les plus obscurs du mythe. On peut y attacher d’autant plus d’importance, et c’est l’inspiration principale de cette contribution au travaux du PRIN, que le noyau du sacrifice condense ainsi une coïncidentia oppositorum beaucoup plus générale, dans le récit de l’Arche, pour ce qui concerne la relation de l’espèce humaine et les autres espèces animales. La pointe de la démonstration sera de faire apparaître, comme cela n’a, me semble-t-il, jamais été le cas, l’imbrication du sacrifice d’une part et de l’“imagéité” d’autre part comme lieu de partage et de rupture entre ces espèces. Pour le dire déjà, mais j’y reviendrai, le sacrifice sacrifie l’homme imagé au nom de l’homme imageant, ou, en d’autres termes qui feront également retour, sacrifie l’image au nom de la ressemblance.
Le sacrifice de sortie de l’Arche ne répond à aucune injonction divine, il surgit en toute indétermination, comme cela avait déjà été le cas du premier holocauste de la Genèse, celui que rend Abel en offrant au Seigneur les plus jeunes de ses moutons avec leur graisse, provoquant tout à la fois la satisfaction de Dieu à l’accueil de la bonne odeur qui lui parvient dans ses hauteurs, la jalousie de Caïn et finalement le meurtre d’Abel (Gen. 4.3-8) [12]. Le retour, sans avoir été appelé, d’un geste aussi funeste est d’autant plus surprenant. Trois hypothèses peuvent pourtant se faire jour pour rendre compte de cette nouvelle énigme.
Il y a d’abord deux déterminations négatives de ce sacrifice, qui seraient une forme spécifique d’in-détermination: d’une part, ce sacrifice du «bétail pur» - je ne reviens pas ici sur l’anachronisme de cette catégorie, définie dans le Lévitique, anachronisme qui dessine le lieu et le temps d’écriture des récits de la Genèse dans leur nécessaire rétrospection, Noé n’étant ici que le prophète de ce discernement des animaux purs et impurs – semble s’imposer comme l’envers, la compensation, voire l’accomplissement du renoncement à la consommation de ce même bétail ou de ces mêmes «oiseaux purs» dans l’Arche: «Prends de tout ce qui se mange et fais-en pour toi une réserve; ce sera ta nourriture et la leur.» (Gen. 6.21, je souligne) [13]. Ce que Dieu n’a pas voulu donner aux hommes, dans l’Arche dont la fonction était le salut des bêtes et non pas leur consommation, Noé le donne à Dieu. Mais le sacrifice au sortir de l’Arche apparaît ici comme une conséquence de la conservation des animaux [14] plus qu’il ne semble inspiré par l’élan d’un nouvel acte de foi.
D’autre part, le “sacrifice de Noé” peut être lu, là encore négativement, comme la préfiguration du renoncement au meurtre d’Isaac (Gen. 22), comme le tableau de Taraval nous l’a fait voir. Car l’Arche dont sortent tous les êtres vivants «par famille» pourrait bien avoir, dans la pénombre des 450 jours de son voyage [15], donné naissance à une descendance des fils de Noé.
Enfin et surtout, dernière indétermination, c’est seulement après ce premier geste de Noé que Dieu s’adresse aux hommes pour leur livrer les animaux, dans son troisième discours – je vais y revenir. Tout se passe comme si le rite sacrificiel se tenait en amont du point d’orgue ultime de cette séquence du récit de Noé: l’arbitrage de Dieu sur le sujet de la domination des hommes sur les autres êtres vivants. Ou, en d’autres termes: l’exposition et l’offrande d’un bétail et d’un oiseau purs à leur Seigneur et Créateur ne tranchent pas encore sur la place de l’homme dans la Création. Le sacrifice de la sortie de l’arche semble s’inscrire dans la continuité de l’état d’exception de l’Arche, tout en s’inscrivant aussi dans celle du premier sacrifice des fils d’Adam: c’est-à-dire dans une indétermination entre le sacrifice de soi et le sacrifice pour Dieu. Dans l’aventure de l’Arche, Dieu appelle Noé à se sacrifier: dans ce sens, il pourra être compris comme un type, ou une figure du sacrifice du Christ: celui qui se sacrifie et qui, parce qu’il est tout à la fois l’objet et le sujet de son sacrifice, survit à celui-ci - mais c’est précisément cette prérogative qui ne pourra être reconnue qu’à Dieu seul, dans sa mort et dans sa résurrection. Or l’exclusivité de cette prérogative est essentielle: car dans le cas contraire, le sacrifice de Noé pour le salut des animaux serait donné comme une figure du sacrifice du Christ pour le salut des hommes. L’interprétation chrétienne compense cette lecture par le sacrifice de sortie de l’arche, qui maintient Noé dans le temps de la religion sacrificielle. On en donnera un exemple pour finir.
Mais, au-delà de l’interprétation chrétienne, l’essentiel ici tient dans le fait que le sacrifice précède la réaffirmation de la suprématie de l’homme sur les animaux, cette suprématie que le Déluge et l’Arche ont suspendus. Tout se passe comme si le sacrifice animal incitait Dieu à décider d’une nouvelle suprématie humaine, comme si le sacrifice n’était pas l’effet mais la cause de cette suprématie.
Rappelons ici le premier discours de Dieu à Adam: «Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre!» (Gen. 1.28) [16].
L’injonction ne laisse pas de doute: l’homme sera le maître des animaux et leur sera lui-même soustrait, seul à être façonné, déclare Dieu, «à notre image et selon notre ressemblance».
Or si nous venons au premier discours de Dieu au seuil de l’Arche, nous observons une extraordinaire altération de l’injonction première, qui fera basculer l’«homme que j’ai créé» dans les «hommes, bestiaux», etc. En effet: « De tout être vivant, de toute chair, tu introduiras un couple dans l’arche, pour les faire survivre avec toi » (Gen. 6.18-9, je souligne) [17]. Et comme je l’ai déjà relevé: «prends de tout ce qui se mange […]. Ce sera ta nourriture et la leur» [18] (Gen. 6.21).
L’état d’exception du Déluge confond les «chairs» humaines et animales dans une communauté de destin selon laquelle plus rien ne subsiste du surplomb originaire de la créature adamique – jusqu’au point que, pendant la crue des eaux sur la terre, Dieu sera près d’oublier Noé et «toutes les bêtes et bestiaux».
Mais le plus préoccupant pour la superbe du premier homme est que ce suspens de l’ordre hiérarchique (dans le double sens d’un commandement et d’un ordonnancement) par lequel Dieu lui a soumis les animaux ne prend pas fin avec la fin du Déluge. Le second discours énonce: «١٦. Sors de l’arche, toi, ta femme, tes fils et les femmes de tes fils avec toi. Toutes les bêtes qui sont avec toi […] fais-les sortir avec toi et qu’[elles] grouillent sur la terre» [19] (Gen. 8.16-7, je souligne).
Hommes et bêtes sortent de l’arche sous le régime de la communauté: ils ont été sauvés les uns avec les autres et restent placés sous ce régime, dans lequel le commandement de Dieu s’adresse à Noé comme à celui qui a veillé au soin des animaux, tout à la fois pasteur et agriculteur: pendant ces longs mois, il a fallu aussi – on peut le supposer, on doit le supposer puisque, rappelons-le, rien ne nous est dit dans le récit de la Genèse de la vie dans l’Arche, après que sa porte se fut refermée et jusqu’à ce qu’elle s’entrouvre pour l’envol du corbeau puis de la colombe – entretenir ou tenir en vie les nourritures végétales embarquées.
Ce n’est qu’après le sacrifice qu’un troisième discours opère une forme de retour à la situation antérieure, à ces deux réserves près, d’une part que Dieu scelle sa nouvelle alliance avec «vous», hommes et femmes, «et votre descendance», «et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous» (Gen. 9.9-10), et d’autre part que les termes de la domination ne sont pas les mêmes:
Dieu bénit Noé et ses fils, il leur dit: “Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre. Vous serez craints et redoutés [Jérôme traduit: terror ac tremor] de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel. Tous ce qui remue sur le corps et tous les poissons de la mer sont livrés entre vos mains” [20].
Étrange retour, en vérité: à la «soumission» (que Jérôme traduisait par le «commandement» et par la «sujétion») succèdent la crainte et le tremblement. Au premier état d’exception, succède un second, lui aussi frappé au sceau de l’exception: la levée de la première sujétion provoque-t-elle désormais un nouvel état d’urgence?
Le problème central est donc celui-ci: quel héritage la série de ces discours laisse-t-elle à penser sur le sens du récit de l’Arche? Quelle trace laisse-t-elle du grand bouleversement que produit le Déluge dans la hiérarchie des «êtres vivants»? L’homme rétablit-il la domination sur les autres êtres qu’avait auguré l’ouverture de la Genèse, ou l’aventure de l’Arche fait-elle planer un doute persistant sur cette domination? Fait-elle planer une inquiétude, qui rendrait compte du virage terrible de l’injonction divine? Cette nouvelle injonction est-elle la réponse divine à ce sacrifice qu’il n’a pas demandé – mais qui fait écho à la «satisfaction» de Dieu devant le sacrifice d’Abel, qui a fait remonter jusqu’à lui une agréable odeur? Qui, de l’homme ou de Dieu, est-il en dernière instance redevable de ce nouveau sacrifice?
Le sacrifice de sortie de l’arche est au centre de cette interrogation – et c’est peut-être une clé pour comprendre pourquoi le sacrifice d’Isaac vient se superposer à celui des animaux de l’Arche dans le tableau de Taraval, comme si la nature supplétive du sacrifice de l’animal venait recouvrir la nature non pas supplétive, mais indéterminée, issue d’une violence pure, du sacrifice animal dans le moment de la sortie de l’Arche – sauf à remonter au sacrifice d’Abel, mais là encore, là déjà, comment comprendre l’agréable odeur de la mise à mort des moutons d’Abel?
Le discours de Jean le Damascène
Je viens maintenant à l’un des nombreux commentaires exégétiques de l’épisode, celui de Jean le Damascène (à la fin du VIIe siècle) dans De la foi orthodoxe (IV, 16), «Sur les images» (texte beaucoup moins connu sur ce sujet que le Discours sur les images, central dans le second Concile de Nicée):
La sainte Écriture condamne ceux qui se prosternent devant les statues et non moins ceux qui sacrifient aux démons. Les grecs offraient des sacrifices, tout comme les juifs en offraient, mais les grecs aux démons et les juifs à Dieu. Et le sacrifice des grecs était rejeté et condamné, celui des justes était acceptable à Dieu. En effet, Noé offrit un sacrifice, et Dieu en respira l’agréable odeur […]. Dans l’ancienne Alliance l’usage des images n’avait pas cours. Mais quand Dieu, de part les entrailles (viscera [21]) de sa miséricorde, se fit véritablement homme pour notre salut […], il se fit vraiment homme selon l’essence, séjourna sur la terre et se mêla aux hommes […]. Et tout cela a été écrit […]. Mais comme tous ne savent pas lire, les Pères ont pris soin de faire représenter ces faits en des images. Il en va de même pour la mère de Dieu: l’honneur qu’on lui rend remonte jusqu’à celui qui a pris d’elle sa chair (incarnatus) (Jean le Damascène 2010, 239-41).
Jean rappelle la justification des sacrifices juifs à Dieu – mais aucune mention n’est faite, remarquons-le, des animaux comme objets de ces sacrifices. Ceux-ci n’apparaissent que négativement, dans la suite du récit. Pourquoi? L’inquiétude héritée du sacrifice de Noé, source de la transformation terrible du discours de Dieu, hante-t-elle ici Jean?
Jean rappelle ensuite l’aniconisme des juifs de l’ancienne Alliance.
Puis vient l’iconisme de la nouvelle Alliance, quand Dieu se fait homme «par les entrailles de sa miséricorde». Pour ce qui concerne la mère de Dieu, «l’honneur qu’on lui rend remonte jusqu’à celui qui prit d’elle sa chair».
Il est remarquable que, dans ce même discours, quelques pages plus loin, Jean le Damascène revienne à Noé:
Noé, recevant l’ordre d’entrer dans l’arche et entreprenant de sauvegarder une semence au monde, reçoit l’ordre suivant: “Entre, toi, tes fils, ta femme et les femmes de tes fils”. Il a séparé les hommes de leurs femmes pour les faire échapper, la chasteté aidant, à l’abîme et à ce naufrage universel (ibid., 289).
Le moment de l’Arche a été, là aussi, un moment d’exception: nul n’a ensemencé personne. Ce n’est plus le moment de l’ensemencement d’Eve par Adam, ce n’est pas encore le moment de l’ensemencement de Marie par Dieu. Seuls les animaux… – ce dont témoignerait l’agneau du Sacrifice de Taraval, qui n’a certes pas précédé le Déluge.
Tout aussi remarquable que, toujours dans ce Discours, Jean, commentant les mots de la Genèse, dans le dernier discours de Dieu à Noé, «De votre sang je demanderai compte à toute bête» (Gen. 9.5), écrive: «Comment Dieu demandera-t-il compte du sang de l’homme à toutes les bêtes sinon parce qu’il ressuscitera le corps des hommes qui sont morts?» (Jean le Damascène 2010, 305).
Ici, le couperet est passé. Nul ne demandera compte à l’homme du sang des bêtes.
Que s’est-il passé sous la plume de Jean? Des animaux – et plus spécifiquement peut-être des entrailles des animaux – vers les images, qui tiennent leur légitimité des entrailles de la Mère de Dieu; du sacrifice des animaux au sacrifice du Fils de Dieu et de l’offrande des animaux à l’offrande des images: trois mutations majeures. Il serait certainement précieux, au carrefour de ces mutations – mais cela excèderait le cadre de cette contribution – de faire apparaître la manière dont, dans les grands commentaires augustiniens en particulier [22], l’ascendant des hommes sur les bêtes tient, précisément, à leur puissance d’imaginer. Les animaux sont sous le regard de Dieu, mais seuls les hommes retournent le regard divin vers Dieu lui-même. La méditation augustinienne sur le récit de l’Arche peut être considérée comme une source de cette découverte, qui sauve les hommes des animaux après que l’Arche ait sauvé les uns et les autres, et plus profondément, les uns pour les autres, les hommes pour les animaux. Le sacrifice de Noé marque, de ce point de vue, un premier seuil de rupture, auquel Augustin, pourtant ne s’attarde guère. C’est la suite qui l’intéresse.
Ainsi Dieu s’est-il fait homme par les «entrailles de sa miséricorde» et par celle dont il a pris la «chair». Des entrailles à la chair (incarnatus est), il y a la transformation de celui dont les entrailles sont encore celles du Dieu de l’ancienne alliance, le Dieu auquel on sacrifie, dans celui qui se sacrifie dans son incarnation. Que se passe-t-il ici? Il se passe un triple transfert, des animaux – et plus spécifiquement peut-être des entrailles des animaux – vers les images, qui tiennent leur légitimité des entrailles de la Mère de Dieu; du sacrifice des animaux vers le sacrifice du Fils de Dieu; et de l’offrande des animaux à l’offrande des images.
Augustin face au mythe
Or nous devons ici nous souvenir d’une autre forme de solidarité entre les animaux et les images qui était au centre du commentaire noaïque de la Cité de Dieu d’Augustin et auquel nous devons maintenant revenir.
Elle nous place sur la ligne de crête qui articule et qui sépare l’animalité de l’homme comme image de Dieu et son humanité seule comme puissance d’imaginer Dieu. Elle nous permet ainsi de comprendre l’enjeu de l’extraordinaire basculement du sacrifice animal sur la vénération des images dans le discours de Jean le Damascène. Pour le dire d’un seul trait: l’être-homme sacrifie aux images sensibles la part de lui-même – la part animale - dont la consommation-consumation fait apparaître sa part divine.
Nous touchons là, par le récit de l’Arche – Augustin va nous le montrer – une généalogie profonde du culte des images; profonde, mais à ce point plongée dans les «entrailles» de l’animalité que nous pouvons tout aussi bien y trouver les sources de l’aniconisme le plus radical. Et là aussi, sans doute, est la puissance du mythe.
Augustin s’intéresse à l’Arche au livre XV de la Cité de Dieu, chapitres 26 et 27. L’écart par rapport à Philon – et à Ambroise [23] – est tout de suite considérable:
La porte que l’arche reçut sur le côté, c’est assurément la blessure qu’ouvrit la lance sur le flanc du Crucifié: par là, certainement entrent ceux qui viennent à lui, car de là découlèrent les sacrements, par lesquels les croyants sont initiés (Augustin 1960, 157).
Augustin s’explique d’ailleurs directement avec Philon dans son Contra Faustus:
Les Juifs eux-mêmes, qui se raillent du Christ dont nous reconnaissons la passion, ne veulent pas que tant de paroles et tant d’actions aient été des figures prophétiques; nous les forçons donc à en apprendre de nous la signification; et s’ils s’obstinent à nier qu’il y en ait une, ils ne pourront sauver ces livres d’une si grande autorité, de la honte qui s’attache à des fables absurdes. C’est ce qu’a bien compris un certain Philon, homme d’une vaste érudition, l’un de ceux que les Grecs n’hésitent pas à placer, pour l’éloquence, au niveau de Platon. Il s’est efforcé de donner quelques interprétations, non pour arriver au Christ, auquel il ne croyait pas, mais pour mieux faire ressortir quelle différence il y a entre tout rapporter au Christ, qui est réellement le seul but de ces Ecritures, ou hasarder, en dehors de lui, des conjectures quelconques, même avec tout le talent possible. Il démontre par là combien sont vraies ces paroles de l’Apôtre: ‘Lorsque vous serez passé au Seigneur, le voile sera enlevé’ (2 Cor 3.16). Pour citer un trait de ce Philon: voulant faire entendre que l’arche du déluge avait été construite sur le modèle du corps humain, il en donne la description détaillée, partie par partie. Tant qu’il ne s’agit que des règles des nombres, tout cadre à merveille; rien ne l’empêchant sans doute d’y voir le Christ, puisque le Sauveur du genre humain est apparu dans un corps humain, mais, au fait, rien ne l’y forçait, puisque le corps des autres hommes est aussi un corps humain. Seulement, quand il en vient à la porte, pratiquée au côté de l’arche, tout son génie humain se trouve à bout de conjecture. Et comme il fallait cependant dire quelque chose, il a osé croire, il a osé dire, il a osé écrire que cette porte signifiait les parties inférieures du corps par où sortent l’urine et les excréments. Il n’est pas étonnant que n’ayant pas trouvé la porte, il se soit ainsi égaré (Augustin 1870, livre XII, 39, 576-7).
L’identification de l’Arche au corps du Christ exclut toute composante animale de ce corps; et ceci d’autant plus que l’Arche, par le Christ, devient le corps mystique de l’Église:
[…] parce que l’église est rassemblée de toutes les nations, [l’arche] est dite avec deux étages à cause des deux catégories d’hommes, les circoncis et les incirconcis, que l’apôtre appelle encore les juifs et les grecs; et avec trois étages parce que tous les peuples furent reconstitués après le déluge par les trois fils de Noé (Augustin 1960, 159; la traduction ici et dans la suite est légèrement modifiée par endroits).
C’est en raison de cette transformation que ce qui suit doit retenir toute notre attention. En, effet, Augustin fait, immédiatement après, une sévère mise au point sur la lecture du texte biblique:
On aurait tort de croire que ces choses ont été écrites en vain, ou qu’on doive chercher uniquement la réalité des faits sans la moindre portée allégorique, ou au contraire qu’elles n’ont pas été réalisées mais qu’elles sont de simples images de mots (solas esse verborum figuras) ou quelles qu’elles soient, elles n’expriment aucune prophétie relative à l’Église. Qui peut prétendre, à moins d’avoir un esprit perverti, que ces livres conservés durant des millénaires avec tant de religion et un si grand zèle à maintenir la tradition aient été écrits en vain, ou qu’il ne faille y voir que la réalité des faits (ibid., 161).
Certes, le latin donne: verborum figuras. Mais nous devons entrer ici dans la subtilité du texte: la signification allégorique du récit est évoquée comme un supplément nécessaire de la vérité des faits, alors les “images de mots”, qui traduisent ici verborum figuras, sont cette allégorie laissée seule à elle-même: elles ne sont, en effet, que des mots-images qui n’atteignent pas à la dignité de ce que j’appellerai ici des figures, dans le sens proprement figural de ce mot, c’est-à-dire celui d’une réalité en figures [24]. D’un côté des figures de mots, de l’autre des figures de choses. La littéralité “seule”, c’est cette figure de mots et c’est précisément à elle que nous retrouverons plus loin l’animal attaché: l’animal du côté de l’image, l’homme du côté de la figure.
Or dans ce qui suit, Augustin s’attache en effet à tenir la possibilité d’une lecture littérale du récit noaïque. Mais cette lecture n’embarque pas moins une signification fondamentale pour nous, celle des couples animaux:
Quant au mot: “ils seront mâles et femelles”, on doit comprendre que cela est dit par rapport à la reconstitution des espèces; dès lors, il était inutile (nec… necesse) qu’il y ait là des animaux qui naissent sans accouplement de la pourriture ou de toute autre manière […]. Il ne faudrait pas croire (non… credenda) non plus qu’il y eut là les animaux sans sexe car il fut nettement prescrit et précisé: ‘ils seront mâles et femelles’. Certains animaux en effet, nés de je ne sais quoi sans accouplement, s’accouplent ensuite pour se reproduire, telles les mouches; d’autres ne sont ni mâles ni femelles comme les abeilles. Quant à ceux qui ont un sexe, mais qui sont tels qu’ils ne se reproduisent pas, comme les mules et les mulets, on s’étonnerait de les voir dans l’ Arche […] et de même pour les autres animaux qui produisent une race par l’accouplement d’espèces différentes. Mais si le symbolisme le demandait, ils auraient été présents (si et hoc ad mysterium pertinebat, ibi erant) car eux aussi sont mâles et femelles (ibid., 161-2).
Augustin tente ici de serrer au plus près une intelligence immédiate du texte (hors du symbole ou “mystère”, hors de la “croyance”, qui auraient engendré du “nécessaire”), mais le détail de son analyse nous indique aussi l’impératif contingent (non nécessaire) de l’accouplement, qui nous renvoie le plus sûrement à l’animalité des bêtes. Les seuls couples nécessaires, ce sont ceux de Noé et de sa femme, de ses fils et de leurs femmes. Et le seul destin des animaux, ce sera celui de leur fonction dans l’économie noaïque: l’envol du corbeau, puis celui de la colombe – puis, au-delà, celui des animaux-emblèmes du récit biblique, puis évangélique.
Un bref passage du commentaire des Deux livres de la Genèse sera éclairant ici:
[…] certes, si quelqu’un prenant à la lettre tout ce qui est rapporté, c’est à dire ne l’entendant pas autrement que l’indique le sens littéral, pouvait éloigner les blasphèmes et montrer la concordance de tous ces faits avec la foi catholique, loin de m’élever contre lui, je le tiendrais pour un interprète excellent et digne de tout éloge. Mais s’il n’est pas possible de trouver aucune issue pour comprendre les Écritures avec piété et d’une manière digne de Dieu, sans admettre que leur texte renferme un sens figuré et énigmatique; alors appuyé sur l’autorité des apôtres qui nous ont dévoilé tant de passages mystérieux de l’Ancien Testament, j’en conserverai la mémoire […] (ibid., 458-9).
Nous touchons clairement quelque chose du doigt ici: la limite de la littérarisation ou corporalisation des animaux, c’est la menace d’en faire le support d’un principe séparé, qui flatterait l’inspiration manichéenne. Une troisième voie augustinienne doit s’ouvrir sur ce chapitre précis, entre la lettre et l’esprit. Ce sera l’“image”.
Il faut peut-être ici faire enfin [25] un autre détour, par Jean, et plus précisément par deux passages: «Qui me voit voit celui qui m›a envoyé» (١٢.٤٥), «Qui m›a vu a vu le Père» (١٤.٩). Entre ces deux énoncés, deux éléments se transforment: d’une part, le temps (qui me voit voit [videt] / qui m’a vu a vu [vidit] [26]); d’autre part le Père (celui qui m’a envoyé [eum qui misit me] / le Père [Patrem]).
Quand l’image est-elle première?
«Qui me voit voit celui qui m’a envoyé»: l’image du Père, c’est le Père non pas immédiatement en tant qu’il est visible mais en ce qu’il m’a envoyé. «Qui m’a vu a vu le Père»: c’est le souvenir qui est premier, l’image survient en tant qu’elle est déjà l’objet d’un souvenir (comme le centurion romain au pied de la Croix: «c’était vraiment le Fils de Dieu» (Marc 15.39) [27]; et dans ce second cas, c’est bien le Père qui est saisi dans le Fils, et non pas seulement en tant qu’il a envoyé le Fils. D’un côté l’incarnation, de l’autre, la rédemption. Du même coup, on oscille aussi entre l’image comme œuvre de la création et l’image comme voie du salut. Deux orientations qui dessinent aussi deux déterminations de l’image, dans sa beauté ou dans sa fonctionnalité - c’est-à-dire comme icône ou comme image, comme Orient ou comme Occident [28].
Nous sommes ici, entre le Traité sur Jean et ces deux versets essentiels, sur le seuil de rupture: l’animal est vu, il est en vue de Dieu, mais il ne le voit pas. Il est une image pour Dieu, mais non pas une image de Dieu. Il n’imagine pas Dieu. Or c’est en ce sens qu’il ne participe pas, par son regard de bête, à la vue du salut.
Mais n’est-ce point l’exégèse du récit de l’Arche qui a conduit Augustin à cette avancée vers le seuil de rupture de la continuité de l’espèce humaine et des espèces animales, dans cette Arche où ces différentes espèces sont sauvées? Ce qui vient ici au jour – et qui pourrait sans doute aussi nous projeter dans les entrailles de la terre, à Altamira, à Lascaux ou en tant d’autres sanctuaires pariétaux –, c’est l’image comme intersection entre l’être animal et l’être humain, entre le déjà animal et l’encore humain; l’image comme eikon et comme homoiosis, à l’ «image» de Dieu et à la «ressemblance» de Dieu (Gen. 1.27; 5.1). Dans son enquête savante sur l’«Image et [la] Ressemblance dans la tradition sacerdotale», Régine Hinschberger formule des hypothèses précieuses pour notre propos ici. La “ressemblance” renverrait au Dieu qui crée et à l’homme multiplicateur, à la fécondité, alors que l’“image” renverrait, elle, au Dieu qui fait – qui «fait l’homme à son image». Or c’est à ce même homme-image qu’est associée la domination des bêtes:
Dieu dit: faisons l’homme à notre image» – puis seulement ensuite: «selon notre ressemblance», pour poursuivre par ce qu’elle appelle un «programme de domination»: «Qu’il soumette les poissons de la mer», etc. Ce programme «est constitué par la performance de Noé qui, en faisant entrer dans l’arche un couple de chaque espèce, permet à tout ce qui est sur terre de vivre et de survivre et acquiert ainsi le droit à être reconnu par toute la création comme le plénipotentiaire de Dieu» (Hinschberger 1985, 199).
Mais l’essentiel est en ceci: c’est précisément dans cette domination que l’homme se révèle le plus intimement proche de l’animal, dans leur nature commune d’ “images” de dieu – de la même manière que, dans le commentaire d’Ambroise de Milan, la “crainte” leur était en partage; et c’est aussi pour cette raison que l’arche, berceau de cette domination, est aussi le lieu de sa plus grande précarité [29].
Sources
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Note
1. Hugues Taraval (1729-1785), après une enfance suédoise (son père y est peintre à la cour du roi de Suède), se consacrera pour l’essentiel à une iconographie profane, mythologique ou vétéro-testamentaire (Sandoz 1972 [1973]).
2. Nous retenons ici la traduction de la TOB. «8 Dio ordinò a Noè: 16 “Esci dall’arca tu e tua moglie, i tuoi figli e le mogli dei tuoi figli con te. 17 Tutti gli animali d’ogni carne che hai con te, uccelli, bestiame e tutti i rettili che strisciano sulla terra, falli uscire con te, perché possano diffondersi sulla terra, siano fecondi e si moltiplichino su di essa”. 18 Noè uscì con i figli, la moglie e le mogli dei figli. 19 Tutti i viventi e tutto il bestiame e tutti gli uccelli e tutti i rettili che strisciano sulla terra, secondo le loro specie, uscirono dall’arca. 20 Allora Noè edificò un altare al Signore; prese ogni sorta di animali puri e di uccelli puri e offrì olocausti sull’altare. 21 Il Signore ne odorò il profumo gradito e disse in cuor suo: “Non maledirò più il suolo a causa dell’uomo, perché ogni intento del cuore umano è incline al male fin dall’adolescenza; né colpirò più ogni essere vivente come ho fatto”».
3. «Et Noé qui envoya le Corbeau et la Colombe hors de l’Arche, pour savoir si les eaux étaient abaissées, a donné lieu aux Augures et aux Aruspices qui par le vol des Oiseaux prétendaient prédire l’avenir» (Bochart 1705, 171). Voir sur Bochart (1599-1667) et son inscription – ou plutôt sa dés-inscription dans l’histoire de l’exégèse noaïque –, Fabre 2022, 362-5.
4. Ces mots évoqueront peut-être le titre d’un essai du philosophe chrétien Sœren Kierkegaard. Ce ne sera pas le fruit du hasard. Dans cet essai, largement consacré à la figure d’Abraham, Kierkegaard écrit: «Si Abraham avait douté sur la montagne de Morija, s’il avait regardé autour de lui dans l’irrésolution, si, en tirant le couteau, il avait par hasard aperçu le bélier, si Dieu lui avait permis de le sacrifier à la place d’Isaac — alors il serait revenu chez lui, tout serait resté comme avant; il aurait eu Sara près de lui, il aurait conservé Isaac, et pourtant, quel changement! Car sa retraite aurait été une fuite, son salut un hasard, sa récompense une confusion et son avenir peut-être la perdition. Alors, il n’aurait témoigné ni de sa foi ni de la grâce de Dieu, mais il aurait montré combien il est terrible de gravir la montagne de Morija. Alors, Abraham n’aurait pas été oublié, ni la montagne de Morija. Elle aurait été citée, non comme l’Ararat où l’arche s’arrêta, mais comme un lieu d’effroi: “c’est là, eût-on dit, qu’Abraham a douté”» (Kierkegaard 1946, 28-9, je souligne). Le mont Ararat n’est pas un lieu d’ «effroi» parce que «la crainte et le tremblement» s’abattent sur les seuls animaux au somment de ce mont où le sacrifice de Noé s’accomplit.
5. Il est du reste tout-à-fait remarquable que dans son Sacrifice d’Abraham (Ill. 5), Taraval représente Isaac ployant sous le poids du bûcher que son père lui ordonne de porter jusqu’au lieu de son immolation et que le bélier qui se substituera à lui n’apparaisse pas.
6. Sur ces “boucheries” et leur caractère profanatoire (de pro-fanare, ce qui est déposé devant le temple, et non pas dans son enceinte, et qui cependant lui est adressé), voir les recherches en cours de Giovanni Careri (2020 a; 2020b; 2020c).
7. C’est pour cela qu’il importe, bien que ce livre porte pour l’essentiel sur la tradition chrétienne, de considérer aussi le socle des premiers écrits juifs sur Noé, ce récit de Josèphe et le commentaire de Philon, auquel nous allons venir. Le texte coranique s’interroge lui aussi sur le mutisme du récit biblique sur les raisons des sacrifices de Caïn et d’Abel, comme ensuite sur celui de Noé (Shaarawi 2005).
8. On pourra lire avec plaisir de ce point de vue le pastiche de Julian Barnes, intime interprète des animaux depuis son Perroquet de Flaubert, dans Une histoire du monde en 10 chapitres ½, où il raconte la fuite des animaux devant l’horreur – non pas du sacrifice, que Barnes passe malicieusement sous silence, mais de la proposition que leur fait le Patriarche de leur assurer gîte et couvert contre… Une fin attendue: la braise ou la broche (Barnes 2011, 53).
9. Une rencontre qui n’est pas si inattendue que cela dans la tradition chrétienne, puisque l’accomplissement d’un vœu ou ex-voto s’y est très longtemps et très souvent accompagné d’une image; et que le vœu de religion, comme don de soi-même, n’est qu’une forme extrême du don votif. Je ne peux que renvoyer sur ce point, entre d’autres travaux, à Dittmar et al. 2018 , Fabre, Polo de Beaulieu et Ehmig 2019 et tout récemment Perrée 2021.
10. De cette hostilité ouverte par Dieu contre l’animal sacrificiel, on trouverait un curieux exemple dans cette lettre de Grégoire de Nazianze à l’évêque Bosporios, datée de 381-382, qui évoque comme une sorte de lieu commun le fragment de la Genèse qui nous occupe ici, mais qui en fit disparaître l’animal puisque c’est l’odeur d’un homme qu’il sera agréable ou non à Dieu de respirer: «Deux fois déjà j’ai été victime d’un croc-en-jambe et trompé par vous (tu sais ce que je veux dire); si c’est avec justice, que le Seigneur respire de vous une agréable odeur; si c’est injustement, que le seigneur vous pardonne; tel est le langage que je dois tenir à votre sujet, puisque nous avons ordre de supporter même quand on nous traite injustement […]. Désormais le fatiguant Grégoire ne vous fatiguera plus. Je vais me retirer auprès de Dieu qui seul est pur et ne trompe pas. Je vais me concentrer en moi-même» (Grégoire de Nazianze 2013, 45, 155).
11. Le texte latin est ici particulièrement instable selon ses différentes versions («et magis timore dirigatur / timorem dirigant / timorem dirigat / timorem dirigantur»), dans ce moment précis où le commentaire d’Ambroise s’éloigne le plus du texte biblique.
12. Voir sur le sacrifice d’Abel et les interrogations qu’il suscite dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, bon observatoire des énigmes du texte biblique, les remarques toutes récentes de Imbruglia 2021.
13. «Quanto a te, prenditi ogni sorta di cibo da mangiare e fanne provvista: sarà di nutrimento per te e per loro».
14. Assez curieusement, le célèbre manuscrit syrien de la Genèse de Vienne, au VIe siècle, fait du foyer du sacrifice une réplique de l’arche, comme si ce sacrifice s’inscrivait dans la continuité de la séquence précédente alors qu’elle inverse radicalement la conservation dans la destruction.
15. Les sept jours de l’attente du Déluge, les quarante jours du Déluge, les trois cents jours de la crue étale puis de la décrue, les quarante jours de l’attente de l’envoi de la colombe, les sept jours de l’attente d’un nouvel envoi de la colombe, les sept jours de l’attente du troisième envoi de la colombe, les soixante jours de l’achèvement de la décrue.
16. «Dominate sui pesci del mare e sugli uccelli del cielo e su ogni essere vivente che striscia sulla terra».
17. «Di quanto vive, di ogni carne, introdurrai nell’arca due di ogni specie, per conservarli in vita con te: siano maschio e femmina».
18. «Quanto a te, prenditi ogni sorta di cibo da mangiare e fanne provvista: sarà di nutrimento per te e per loro».
19. «16 Esci dall’arca tu e tua moglie, i tuoi figli e le mogli dei tuoi figli con te. 17 Tutti gli animali d’ogni carne che hai con te, uccelli, bestiame e tutti i rettili che strisciano sulla terra, falli uscire con te, perché possano diffondersi sulla terra, siano fecondi e si moltiplichino su di essa».
20. «“Siate fecondi e moltiplicatevi e riempite la terra. Il timore e il terrore di voi sia in tutti gli animali della terra e in tutti gli uccelli del cielo. Quanto striscia sul suolo e tutti i pesci del mare sono dati in vostro potere”».
21. Dans la traduction latine du XIIe siècle. Ces “viscères” de Marie, qui deviennent ensuite la “chair” du Fils, ont été à la source de l’interrogation commune qui nous réunissait, Giovanni Careri et moi-même, dans la présentation de nos travaux dans le séminaire du PRIN, à partir, de son côté, de l’offrande des viscères animales dans le sacrifice représenté par Michel-Ange à la voûte de la Sixtine.
22. La pointe est sans doute dans le Traité XXXIV sur l’Évangile de Jean, qui approfondit le rejet du manichéisme par le moyen de cette séparation entre les êtres humains et les êtres animaux, entre lesquels la capacité de voir Dieu est la ligne de démarcation essentielle.
23. Augustin ne dit rien d’Ambroise. Mais celui-ci retenant l’interprétation de Philon, je ne suis pas sûr que l’on puisse dire, comme le fait le dernier éditeur de la Cité de Dieu (Augustin 1960, 159, note 2) qu’Augustin, lorsqu’il écrit: «Certes, il peut se faire que quelqu’un explique ces choses d’une manière plus appropriée que moi et celui-ci mieux que celui-là», «semble faire allusion à Origène et à Ambroise».
24. «Ceux qui prétendent qu’il n’y a pas de faits, mais seulement des figures, pour signifier des événements futurs […]», insiste-t-il quelques lignes plus loin.
25. Le Traité XXXIV sur l’Évangile de Jean nous entraînerait hors des limites de cette contribution. Signalons seulement ici qu’Augustin y déploie sur le sujet des animaux son discours anti-manichéen: il concède aux manichéens le fait que «la miséricorde Dieu s’étend non seulement sur les hommes qu’ [il] a créés à son image, mais encore sur les bêtes qu’ [il a ] soumises aux hommes»; mais «Dieu [les] a arrachés aux yeux de la chair et rappelés aux yeux du cœur»; «vous, mes frères, voyez au-dedans (intus videtis) ». Les manichéens, eux, «ont cru que ce soleil visible aux yeux de la chair et présenté à la vue (ad videndum), non seulement des hommes, mais aussi des bêtes, était le Seigneur Christ» (Augustin 1988, 119-29).
26. On se tient ici aux textes latin et grec, mais l’enquête philologique serait évidemment à poursuivre par l’hébreu.
27. Je renvoie sur ce point à un remarquable commentaire de Patrick Goujon, encore inédit, proposé dans le cadre d’une réflexion en cours avec mes collègues du Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire (GRIHL) de l’EHESS, sur le sujet: “Que savaient-ils?”.
28. Ironie tragique: c’est dans le moment même où l’image se trouve séparée de sa beauté de nature que l’artiste s’en empare, au nom de sa seule fonction. C’est la grande bascule du dernier XVIe siècle, avec au pivot de cette bascule le décret tridentin.
29. Cette contribution participe d’une recherche en cours sur l’exégèse du récit de l’Arche de Noé dans le livre de la Genèse. L’occasion immédiate des pages qui suivent a été la présentation, dans le cadre du séminaire du PRIN que je remercie de son accueil, d’un exposé partagé avec mon collègue et ami Giovanni Careri, lui-même confronté naguère au sacrifice de Noé au plafond de la Sixtine dans le cadre de ses travaux sur La torpeur des ancêtres (Paris, Editions de l’EHESS, 2013, aujourd’hui traduit en italien) et tout récemment au cours d’une enquête sur les tableaux de boucherie d’Annibale Carracci et leur palimpseste sacré. Je renvoie donc à la prochaine publication de ces travaux pour un complément et un écho à ce qui va suivre.