De la chapelle du château d’Anet au pont-château de Chenonceau, de la déesse sculptée par Benvenuto Cellini à la Diane chasseresse de Fontainebleau, Diane de Poitiers n’a cessé sa vie durant de protéger les créateurs, de passer des commandes, d’inspirer les artistes [1]. Mais, bien après avoir tenu le rôle de mécène, de commanditaire, de protectrice, et de modèle de son vivant, longtemps après sa mort, elle a continué à inspirer les créateurs en devenant une «créature de papier», le personnage historique se métamorphosant en une figure imaginaire, concentrant les traits prêtés à l’ancienne favorite: grâce de la beauté et goût du pouvoir, science de la manipulation et esprit de liberté …poussé jusqu’au libertinage. C’est en particulier grâce à un genre narratif qui apparaît en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la nouvelle historique, que la célèbre favorite de Henri II a quitté les textes historiques et mémorialistes pour entrer dans la fiction, et cela d’autant plus facilement que nombre des nouvelles historiques ont pris pour sujet le XVIe siècle, si loin, si proche de la France de Louis XIV [Zonza 2007, 80-82]. Un ensemble de textes permet de suivre, avec une remarquable continuité, l’évolution de la figure historique de la favorite royale [2]: elle apparaît pour la première fois dans un des premiers exemples de nouvelle historique, le recueil du Journal amoureux (1669-1671) de Mme de Villedieu; elle revient quelques années plus tard sous le nom de la «duchesse de Valentinois» dans La Princesse de Clèves (1678), avant d’être proprement ressuscitée par Fontenelle qui la fait parler dans les Nouveaux Dialogues des morts (1683). À vrai dire, Diane de Poitiers apparaît également dans une nouvelle de Vaumorière intitulée Diane de France, mais elle n’y joue qu’un rôle secondaire: elle est citée, sans autre précision, dans le vaste tableau inaugural, parmi les grandes dames qui composent la cour de Catherine de Médicis: «[…] la duchesse de Guise, fille du duc de Ferrare, tenait un grand rang, comme aussi Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, ses deux filles, les duchesses d’Aumale et de Bouillon, la maréchale de Montejan […]» [3]. Et la suite de la nouvelle lui donne un rôle mineur dans l’intrigue, où elle tente de favoriser le mariage et les amours de la jeune Diane éponyme. Notre propos se concentrera donc sur les trois textes qui lui donnent un rôle de premier plan, où son personnage est suffisamment développé pour qu’on puisse commenter l’évolution de cette figure de favorite et dessiner les récurrences d’un imaginaire.
Mme de Villedieu: de «la Saint-Vallier» à «la belle Diane»
Diane de Poitiers apparaît d’abord dans la cinquième et la sixième nouvelle du Journal Amoureux de Mme de Villedieu [4], qui raconte le séjour de l’empereur Charles-Quint à Fontainebleau, à l’invitation de François Ier, ce qui situerait les événements précisément en décembre 1539. Elle est présentée dès l’incipit, dans la galerie des princesses qui composent la cour, comme «la fameuse Diane de Poitiers, dite alors Mademoiselle de Saint-Vallier, et déjà en possession du cœur de Monseigneur le Dauphin, qui fut depuis Henri II» [Villedieu 1721 (1669-1671), tome X, 355]. Cependant, elle est la dernière dans la liste des dames citées nommément, et cette dernière position est confirmée par le rôle subalterne où les princesses voudraient la cantonner. Visiblement méprisée, elle est nommée comme «la Saint-Vallier» à plusieurs reprises, le déterminant défini ayant une connotation péjorative, surtout par contraste avec les titres nobiliaires avec lesquels les autres protagonistes sont nommés [5]. C’est ainsi par exemple que l’appelle Madame, la sœur du roi, et toutes les princesses de la cour [410, 411, 415, 468]; c’est également le nom que lui donne un des favoris de François Ier, le maréchal de Brion, qui prétend l’utiliser pour manipuler «Monseigneur le Dauphin […] dont par le moyen de la Saint-Vallier le Connétable est le maître absolu» [366]. Ce mépris est confirmé par la manière dont une princesse du sang, «mademoiselle de Vendôme», reproche à son fiancé, Jacques d’Écosse, de la trahir pour Diane:
Encore, si la Politique colorait cette trahison! Si vous épousiez l’héritière d’Angleterre, ou si vous tâchiez de vous unir à la France par des liens plus forts que ceux que je puis vous fournir, je vous trouverais en quelque sorte excusable; mais noircir votre réputation, manquer à une foi solennellement donnée, et vous attirer les ressentiments de la Maison de Bourbon pour la Saint-Vallier! Indigne Monarque, y avez-vous bien pensé, et peut-il être vrai que vous soyez capable de cette bassesse? [413]
Il faut dire que les grandes dames ont des raisons d’être jalouses de Diane, puisque tous les hommes de la cour sont censés la désirer: non seulement elle est «déjà en possession du cœur de Monseigneur le Dauphin», mais une rivale jalouse laisse entendre qu’elle a racheté la vie de son père au prix de «ses faveurs les plus précieuses» et que le roi François a «possédé la belle Diane» [410]; Jacques d’Écosse, pour sa part, est soupçonné de trahir sa fiancée pour elle [393, 413]; le même soupçon est porté contre Dom Juan d’Autriche, le fils naturel de Charles Quint [416], et pour finir en beauté, l’empereur lui-même serait prêt à succomber à ses charmes [492], auxquels visiblement aucun homme ne résiste. Diane peut ainsi inscrire à son tableau de chasse un prince héritier (le dauphin, futur Henri II), deux rois (François Ier et Jacques V d’Écosse), un fils d’empereur (Dom Juan d’Autriche) et un empereur (Charles Quint)! En fait, toutes ces conquêtes n’en sont pas forcément: comme on ne prête qu’aux riches, c’est son portrait, perdu puis retrouvé, et une lettre, également égarée [6], qui ont semé le trouble et la zizanie dans les cœurs princiers, royaux et impériaux, alors que «l’innocente Saint-Vallier» [392] [7] est plutôt portée à se contenter du dauphin, même si l’empereur ne la rebute évidemment pas.
La favorite apparaît donc comme une séductrice, dont les femmes se méfient autant qu’elles la méprisent, mais à laquelle les hommes ne savent pas résister. Cependant, ces stéréotypes doivent être nuancés quand on considère les trois chapitres où Diane apparaît véritablement, et n’est plus seulement l’objet des discours, chapitres où l’on voit que Mme de Villedieu accorde à ce personnage un traitement beaucoup plus valorisant que ce que les discours rapportés laissaient attendre. On peut d’abord noter que la romancière réactive et détourne le cliché de la Diane chasseresse, qui ouvrait la Ve partie, en remplaçant le tableau de chasse de la belle, par un tableau de pêche. Fort ironiquement, c’est en effet lors d’une partie de pêche que la belle prend l’empereur dans ses filets… du moins c’est ce que ce dernier explique; et celle qui est désormais appelée «Diane» de renchérir sur un ton affranchi, qui manifeste un esprit indépendant autant qu’impertinent, et dément la vulgarité courtisane dans laquelle les clichés semblaient l’enfermer:
– Je ne sais ce que vous avez prétendu prendre à la Pêche, ma belle fille; mais je sais bien que quelque chose de plus précieux que les poissons a donné dans vos filets.
– Je n’en voulais toutefois qu’aux poissons, repartit Diane, d’un air à se faire donner un démenti; et si j’ai fait quelqu’autre prise, je consens à la relâcher.
– Vos prises vous sont donc bien indifférentes? poursuivit l’Empereur.
– J’ai pris très peu de choses en ma vie, Seigneur, ajouta Mademoiselle de Saint-Vallier; mais je sais par l’expérience de quelques-unes de mes amies, que les prises communes sont indignes d’être conservées, et que celles qui sont hors du commun, sont trop difficiles à conserver.
– Ce qui serait difficile pour une beauté médiocre, repartit l’Empereur, est facile pour la belle Diane: et si elle veut faire l’épreuve de son pouvoir, elle connaîtra que les cœurs les plus fiers, et les moins susceptibles d’inconstance, sont soumis à son empire. [492]
Empire est le mot qui convient à un empereur! Comme on voit, Diane ne s’en laisse pas compter, et sa sagesse ne prétend pas s’appuyer sur une prétendue vertu, mais sur l’expérience du monde et de la vie. On ne saurait éconduire plus galamment un empereur amoureux dont les sentiments, flatteurs mais encombrants, fragilisent une situation de favorite du dauphin. L’habileté du personnage est encore montrée par la manière dont elle déjoue le piège que lui tend le dauphin jaloux: il se déguise en effet en Espagnol et se fait passer pour l’empereur lors d’un rendez-vous nocturne pour tester la fidélité (ou l’infidélité) de la belle. Mais celle-ci se rend compte de la supercherie, et renverse la situation en réussissant à convaincre son amant qu’elle n’est venue à ce rendez-vous que pour le détromper de sa jalousie, et le dauphin de lui demander «pardon de sa jalousie»; et ensuite «ils rentrèrent ensemble dans la chambre de la belle Diane, pour y solenniser l’heureuse réconciliation» [497], au lecteur d’imaginer comment. Mme de Villedieu fait donc considérablement évoluer le personnage au fil de son récit, puisque du statut de courtisane vulgaire, comme semblent la considérer les dames, et de séductrice irrésistible, comme la voient les hommes, Diane passe au statut de personnage ayant une véritable épaisseur psychologique, capable de déjouer les pièges que suscite la facilité à séduire que lui donne sa beauté, et suffisamment habile pour connaître son intérêt, pour résister à un empereur, et pour conserver assez d’innocence aux yeux de son amant princier pour se donner le luxe de lui répondre «d’un ton fier et ironique»: une héroïne à coup sûr, mais d’un modèle nouveau. Tout au plus, peut-on souligner que Mme de Villedieu joue un peu avec les dates, en laissant entendre que «Mademoiselle de Saint-Vallier» est une jeune fille en 1539, alors qu’elle approche quarante ans et est déjà veuve de Louis de Brézé. Mais comme l’autrice du Journal amoureux a elle-même avoué que son récit n’était qu’un «simple jeu d’esprit» où elle n’avait «inséré des noms connus que pour flatter plus agréablement [l’]imagination» [8] du lecteur, on peut pardonner ce détournement historique, qui sert visiblement à construire un nouveau type d’héroïne, la femme galante, dans le cadre d’un nouveau genre, la nouvelle historique et galante.
Mme de Lafayette: Diane ou le désir libre
C’est dans une autre nouvelle historique que l’on retrouve Diane de Poitiers, à l’autre extrémité de sa «carrière», si l’on peut dire. Elle est en effet présente dans La Princesse de Clèves, cette fois-ci sous le nom de la duchesse de Valentinois, nom d’un titre qu’elle reçoit en 1548. Elle est l’objet de la première digression du roman, par laquelle Mme de Chartres entend montrer à sa fille l’envers du décor de la cour, monde où «si vous jugez sur les apparences [...] vous serez souvent trompée» [Lafayette 2014 (1678), 354]. La toute jeune Mme de Clèves qui vient de rencontrer le duc de Nemours, et qui cherche sans doute à se renseigner sur ce que peut signifier une passion amoureuse, s’étonne et interroge sa mère sur celle pour laquelle le roi a «la même vivacité et les mêmes soins que dans les commencements de sa passion», alors qu’elle est «grand-mère» et qu’elle vient de «marier sa petite-fille»:
Est-il possible, madame, […] qu’il y ait si longtemps que le Roi en soit amoureux? Comment s’est-il pu attacher à une personne qui était beaucoup plus âgée que lui, qui avait été maîtresse de son père, et qui l’est encore de beaucoup d’autres, à ce que j’ai ouï dire? [353] [9]
En effet, Diane de Poitiers, née en 1500, a une vingtaine d’années de plus que Henri II, né en 1519. Quant à la référence au père de Henri II, François Ier, elle renvoie aux historiens de l’époque, Brantôme et Le Laboureur, selon lesquels la jeune femme obtint du roi en 1524 la grâce pour son père, impliqué dans une affaire d’état, au prix de ses faveurs. Le récit que Mme de Chartres fait à sa fille est d’ailleurs plein d’hypocrisie morale:
Sa fille [de Saint-Vallier] dont la beauté était admirable, et qui avait déjà plu au feu Roi, fit si bien (je ne sais par quels moyens) qu’elle obtint la vie de son père. [… et elle] parut à la Cour comme la maîtresse du Roi.
Passant ensuite à la rivalité entre la duchesse d’Étampes, autre maîtresse de François Ier, et la duchesse de Valentinois, Mme de Chartres observe que le roi n’ayant «pas une fidélité exacte pour ses maîtresses, il y en avait toujours une qui avait le titre et les honneurs, mais les Dames […] le partageaient tour à tour». Le récit présente donc Diane de Poitiers comme une femme qui sait utiliser ses charmes pour parvenir à ses fins, et qui est prête à partager les faveurs du roi avec d’autres, autant dire une séductrice et une libertine. Pourtant le texte ne condamne pas cette conduite: si Diane a séduit François Ier sciemment, c’est pour sauver la vie de son père, et si elle a partagé les faveurs du roi, c’est à cause des mœurs de ce dernier «qui n’avait pas une fidélité exacte pour ses maîtresses» – on peut apprécier la litote.
Cependant, alors que cette situation aurait pu faire de la duchesse de Valentinois une victime consentante, mais victime quand même, de la situation socialement subalterne et sexuellement dominée des femmes, condamnées à ne réussir que par leur talent à satisfaire les désirs masculins, la suite du récit montre un renversement des choses. Elle était une victime expiatoire offerte en sacrifice pour sauver la vie d’un père, elle va devenir la maîtresse d’un roi; elle était une femme parmi d’autres, provisoires et interchangeables, au service d’un mâle dominant, elle va devenir une personnalité unique, gouvernant un souverain (Henri II) et à travers lui le royaume. En effet, la narratrice, mère de la princesse de Clèves, explique que c’est avec l’accord de François Ier, soucieux de dégrossir son fils, que Diane a pris l’initiative de séduire le dauphin:
Elle […] dit qu’elle voulait le faire devenir amoureux d’elle, pour le rendre plus vif et plus agréable. Elle y réussit comme vous voyez, il y a plus de vingt ans que cette passion dure, sans qu’elle ait été altérée ni par le temps, ni par les obstacles. [355] [10]
On ne peut manquer d’observer l’habileté de ce projet par lequel Diane a assuré son pouvoir à long terme. En effet, en cherchant à plaire au fils, à un moment où ce dernier, mal aimé par son père et par la cour, n’était apprécié par personne, Diane de Poitiers anticipait sur la suite des événements, la disparition du père et l’accession au pouvoir du dauphin, et préparait ainsi sa future réussite. Stratège politique et fine psychologue, elle doit donc son succès à son sens de l’anticipation au moins autant qu’à sa beauté.
Ne le doit-elle pas aussi à une configuration maternelle? Henri a en effet perdu sa mère très jeune, à cinq ans, puisque Claude de France, épouse de François Ier, est morte à vingt-quatre ans (1499-1524), après avoir mis au monde sept enfants, dont le premier à quinze ans. De plus, Diane, comme le souligne la princesse de Clèves, a l’âge d’être la mère de son amant, puisqu’elle est du même âge que Claude de France: elle a d’ailleurs été mariée comme elle à quinze ans, et a été mère à 18 ans [11]. Et on peut ajouter qu’elle a occupé la position maternelle aussi, puisqu’elle aurait, selon les historiens de l’époque – mais les historiens contemporains le contestent – partagé le lit de François Ier. Veuve en 1531, c’est à partir de ce moment-là qu’elle s’intéresse à l’éducation du futur Henri II, qui a alors douze ans, qui n’est pas encore dauphin (il le deviendra en 1536, à la mort de son frère aîné), qu’elle ne quittera plus, à un titre ou à un autre (on pense, d’après leur correspondance, qu’ils sont devenus amants vers 1538: 38 ans pour elle, et 19 ans pour lui). Par son âge, par son statut de mère et de veuve, par son rôle d’éducatrice, Diane de Poitiers a ainsi pu représenter une instance maternelle forte aux yeux de son amant, et peut-être faut-il chercher dans cette configuration la source de la constante faveur dont elle bénéficia de la part de Henri II, depuis son accession au trône (1547) jusqu’à sa mort (1559). En tout cas, cette explication est suggérée par la récurrence dans La Princesse de Clèves de la notion de «grand-mère» pour désigner la favorite, puisque, dès l’incipit de la nouvelle, dans le grand tableau historique inaugural, le récit la désigne ainsi:
Les couleurs et les chiffres de Mme de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir Mlle de La Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier. [331]
Et deux pages plus loin, quand il est encore question du mariage de Mlle de La Marck, le texte récidive: «sa petite-fille» [335]. On le voit encore dans les lignes qui introduisent la nouvelle insérée sur la duchesse:
Madame de Clèves, qui était dans cet âge où l’on ne croit pas qu’une femme puisse être aimée quand elle a passé vingt-cinq ans, regardait avec un extrême étonnement l’attachement que le roi avait pour cette duchesse, qui était grand-mère, et qui venait de marier sa petite-fille. [352]
Conséquence de cet attachement extraordinaire, Diane de Poitiers exerce sur le roi une domination absolue:
Son pouvoir parut plus absolu sur l’esprit du Roi, qu’il ne paraissait encore pendant qu’il était Dauphin. Depuis douze ans que ce Prince règne, elle est maîtresse absolue de toutes choses, elle dispose des Charges et des affaires; elle a fait chasser le cardinal de Tournon, le chancelier Olivier […]. Ceux qui ont voulu éclairer le Roi sur sa conduite, ont péri dans cette entreprise. [357]
L’emploi, ici répété, de l’adjectif «absolu» pour désigner un pouvoir prend évidemment une forte connotation politique dans le contexte du XVIIe siècle. Pour Richelet (Dictionnaire, 1680), «absolu» signifie «Indépendant, Souverain» et il cite comme exemple: «Roi absolu, monarchie absolue». De même pour Furetière (Dictionnaire, 1690), où «absolu» est défini par «sans condition, sans réserve», avec pour exemple «Prince absolu. Commandement absolu». Détentrice d’un pouvoir «absolu» sur «l’esprit du roi», Diane apparaît comme celle qui certes ne règne pas, mais qui gouverne, celle qui dirige les affaires du royaume, d’où la liste ensuite de ses haines et de ses faveurs, qui organisent la vie de Cour. On peut remarquer que, selon les mots précis de Mme de Lafayette, la favorite est maîtresse de «l’esprit du roi», pas de son corps: s’agit-il d’une métonymie décente, ou faut-il comprendre qu’elle tient un rôle d’éminence grise, que son pouvoir s’exerce justement dans la sphère de l’esprit? En tout cas, une évolution du personnage est sensible à travers la reprise du terme de «maîtresse», à deux pages de distance, dans deux acceptions différentes: d’abord Diane «parut à la Cour comme la maîtresse du Roi» (quand il s’agit de François Ier); et plus loin «depuis douze ans que ce Prince [c’est-à-dire Henri II] règne, elle est maîtresse absolue de toutes choses». Mme de Lafayette joue ici sur le double sens du terme, qui renvoie à la fois à la partenaire sexuelle et la femme dominatrice, la figure de Diane de Poitiers opérant la fusion des deux dimensions en un être unique. Cette double potentialité de la figure féminine renvoie à la dualité de la figure mythologique de Diane: d’une part une déesse jeune, belle et désirable, telle qu’on la voit représenter dans les bains de Diane; d’autre part une divinité farouche, sauvage et dominatrice, telle qu’on la figure dans les scènes de chasse.
La figure de la favorite royale, tout en renvoyant à un érotisme galant, semble aussi servir la construction d’une figure de femme de pouvoir – ce qui correspond assez bien à ce que les historiens reconnaissent de son influence. En effet, le texte ne cesse de signaler l’indépendance souveraine de Diane de Poitiers, qui est seule en capacité de décider, quand les autres à la cour doivent subir son bon plaisir, et son sens aigu de ses intérêts. Après avoir décrit les différentes «cabales» auxquelles prend part la favorite, le récit revient sur l’organisation de la cour qui se fait autour de différentes dames souveraines:
L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette Cour, et occupaient également les hommes et les femmes. […]. Personne n’était tranquille, ni indifférent; on songeait à s’élever, à plaire, à servir, ou à nuire; on ne connaissait ni l’ennui, ni l’oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs, ou des intrigues. Les Dames avaient des attachements particuliers pour la Reine, pour la Reine Dauphine, pour la Reine de Navarre, pour Madame sœur du roi, ou pour la duchesse de Valentinois. Les inclinations, les raisons de bienséance, ou le rapport d’humeur, faisaient ces différents attachements. Celles qui avaient passé la première jeunesse, et qui faisaient profession d’une vertu plus austère, étaient attachées à la Reine. Celles qui étaient plus jeunes, et qui cherchaient la joie et la galanterie, faisaient leur cour à la Reine Dauphine. La reine de Navarre avait ses Favorites, elle était jeune, et elle avait du pouvoir sur le Roi son mari […]: Madame sœur du roi conservait encore de la beauté et attirait plusieurs Dames auprès d’elle: la duchesse de Valentinois avait toutes celles qu’elle daignait regarder; mais peu de femmes lui étaient agréables, et, excepté quelques-unes qui avaient sa familiarité et sa confiance, et dont l’humeur avait du rapport avec la sienne, elle n’en recevait chez elle que les jours où elle prenait plaisir à avoir une Cour comme celle de la Reine. [341-342]
La suprématie de Diane de Poitiers éclate à la fin du paragraphe, qui présente l’ensemble des cercles de la cour, et contextualise ainsi la prééminence de la favorite royale, qui supplante toutes les reines et princesses: la reine régnante, Catherine de Médicis; la reine dauphine, Marie Stuart; la reine de Navarre, Marguerite de Valois; et la sœur du roi, Marguerite de France, future duchesse de Savoie. Le paragraphe, qui respecte l’ordre hiérarchique, termine par la duchesse de Valentinois, car c’est bien cette dernière qui l’emporte en fait sur toutes les autres, puisque les autres cours dépendent de son bon vouloir: elle a «toutes celles qu’elle daignait regarder» et dispose à volonté d’un entourage courtisan choisi par elle, quand, et seulement quand, elle en a envie. Les autres cours sont donc composées des personnes qu’elle n’a pas choisies… Alors que le système de la cour impose à tous de se contraindre, pour favoriser ses projets et ses ambitions, ou pour ménager ses ennemis et ses rivaux, Diane de Poitiers dispose de la liberté de choisir, et n’a personne à ménager. Vraiment personne, pas même le roi; le texte insiste en effet sur le fait que le roi lui-même n’ose se plaindre à sa maîtresse des infidélités qu’elle lui fait:
Le comte de Taix, grand maître de l’Artillerie, qui ne l’aimait pas, ne put s’empêcher de parler de ses galanteries, et surtout de celle du comte de Brissac, dont le roi avait déjà eu beaucoup de jalousie: néanmoins, elle fit si bien, que le comte de Taix fut disgracié; on lui ôta sa charge; et ce qui est presque incroyable, elle la fit donner au comte de Brissac, et l’a fait ensuite Maréchal de France. La jalousie du Roi augmenta néanmoins d’une telle sorte, qu’il ne put souffrir que ce maréchal demeurât à la cour: mais la jalousie qui est aigre et violente en tous les autres, est douce et modérée en lui par l’extrême respect qu’il a pour sa maîtresse; en sorte qu’il n’osa éloigner son Rival, que sur le prétexte de lui donner le gouvernement de Piémont. […] Le Roi a bien eu d’autres sujets de jalousie; mais ou il ne les a pas connus, ou il n’a osé s’en plaindre. [12]
La liberté de Diane ne cherche donc pas même à ménager la jalousie du roi [13], preuve supplémentaire que si elle est sa «maîtresse», il n’est pas le maître. Elle l’affirme une ultime fois, lors de sa dernière apparition dans le roman, au moment de la mort accidentelle et prématurée du roi:
Il reçut la certitude de sa mort avec une fermeté extraordinaire, et d’autant plus admirable qu’il perdait la vie par un accident si malheureux, qu’il mourait à la fleur de son âge, heureux, adoré de ses peuples, et aimé d’une maîtresse qu’il aimait éperdument. […] L’on peut juger en quel état était la duchesse de Valentinois. La Reine ne permit point qu’elle vît le Roi, et lui envoya demander les cachets de ce prince, et les pierreries de la Couronne qu’elle avait en garde. Cette Duchesse s’enquit si le Roi était mort: et comme on lui eut répondu que non: «Je n’ai donc point encore de maître, répondit-elle, et personne ne peut m’obliger à rendre ce que sa confiance m’a mis entre les mains». [442] [14]
Cette scène spectaculaire, reprise par Mme de Lafayette de l’historien Brantôme, confirme le caractère orgueilleux et indépendant de Diane, puisque la favorite se permet de défier une dernière fois la reine au moment-même où elle est pourtant en train de perdre la source de son pouvoir. La formulation qu’emploie Diane «Je n’ai donc point encore de maître» implique que, tant que le roi est vivant, elle est maîtresse, n’ayant de compte à rendre à personne, pas même au souverain. Ainsi, les paroles de Diane montrent que, non contente d’avoir régné de manière «absolue» par sa beauté et son intelligence, elle refuse de perdre sa liberté en acceptant un quelconque compromis, ou en tentant une manœuvre diplomatique de réconciliation avec l’autre veuve du roi défunt. Son refus impérieux, insolent, achève la construction de la figure d’un personnage superbement orgueilleux, épris de liberté, insoumis, une image très éloignée du cliché de la favorite régnant par l’attraction sensuelle et la soumission aux désirs de son seigneur et maître.
Ce personnage est d’autant plus marquant dans la nouvelle que la figure de Diane inverse les principes de retenue, de maîtrise des désirs, de souci de la bonne réputation qui poussent la princesse de Clèves à refuser d’aimer le duc de Nemours et d’en être aimée. Quand la princesse choisit le refus pour atteindre le repos, Diane a donné la priorité à la liberté pour régler sa conduite. Ne devient-elle pas ainsi le pendant de la princesse, une figure féminine du désir libre que refuse d’incarner la princesse? On peut noter en tout cas que la dernière référence à Diane de Poitiers apparaît dans le texte au moment de la célèbre scène de la nuit à Coulommiers, quand la princesse, dévêtue et alanguie, est observée par le duc de Nemours alors qu’elle noue des rubans de couleur sur la canne qu’elle lui a dérobée. Dans ce sommet de la tentation charnelle, où le point de non-retour du désir manque d’être franchi, Diane est présente, puisque c’est elle qui, en laissant la princesse faire peindre des copies de ses tableaux d’Anet, lui a fourni le matériau érotique qui lui donne l’occasion de rêver de visu à Nemours [448-452]. Par là même elle s’introduit, invisible, dans la scène érotique, et semble inviter la princesse à répondre à son désir, à accepter la force perturbante du désir pour accéder à une vie nouvelle. On connaît la suite: Mme de Clèves entend du bruit, croit voir celui auquel elle vient de rêver, et au lieu d’aller vers lui pour consommer son désir, elle préfère s’enfuir et disparaître...
On voit ainsi comment la figure de Diane de Poitiers n’est pas seulement un personnage historique, chargé d’ancrer la nouvelle de Mme de Lafayette dans la vraisemblance: la romancière donne une vraie personnalité à la favorite, et lui attribue un rôle majeur à la fois dans le contexte historique, mais aussi précisément dans le cheminement intérieur de la princesse de Clèves. Diane de Poitiers, incarnation d’un désir féminin dominateur et du refus de se soumettre aux impératifs sociaux, apparaît comme un être de transgression, que l’on admire, que l’on craint et qu’on ne peut soumettre. Cette figure féminine, que le récit met en évidence sans l’approuver, mais sans la condamner, enrichit singulièrement les représentations de la destinée féminine que propose la nouvelle de Mme de Lafayette, en offrant une figure de liberté et de désir, à rebours du commentaire volontiers moraliste – voire moralisateur – que la critique tient souvent sur La Princesse de Clèves [15].
Fontenelle: Diane, une héroïne libertine
Cinq ans après La Princesse de Clèves (1678), Fontenelle a consacré dans la seconde partie des Nouveaux Dialogues des Morts (1683) un dialogue de «morts modernes» à une conversation entre « la duchesse de Valentinois et Anne de Boulen», la femme de Henri VIII d’Angleterre. C’est certainement la lecture de La Princesse de Clèves qui a donné à Fontenelle l’idée de cette conversation, puisque Anne de Boulen [16], comme la duchesse de Valentinois, est l’objet d’une des histoires insérées de la nouvelle de Mme de Lafayette, nouvelle que Fontenelle admirait particulièrement, comme en témoigne la «Lettre d’un géomètre de Guyenne» parue dans le Mercure galant en mai 1678 qu’on lui attribue traditionnellement [17]. Ce bref échange de quelques pages [Fontenelle 1971 (1683), 384-390] se présente comme une suite de répliques cinglantes où les deux femmes rivalisent et comparent leurs mérites respectifs pour savoir laquelle s’est montrée la plus habile en tromperie et manipulation, laquelle doit l’emporter sur l’autre sub specie aeternitatis.
Anne de Boulen prend d’abord la parole pour admirer la manière dont la duchesse a été «amenée à la galanterie, par l’obligation où est une fille, de sauver la vie à son Père», phrase dont il faut apprécier l’ironie et le piquant. Cette circonstance, dont Fontenelle emprunte la source à Brantôme peut-être ou à Mme de Lafayette [386-387] [18], permet à Diane de croire l’emporter sur Anne, puisque cela lui a donné un «prétexte si honnête et si favorable» pour cacher son «penchant» à la galanterie: manière d’hommage du vice à la vertu, la favorite peut dissimuler son libertinage sous un prétexte moralement décent, et même respectable, sinon admirable. Mais Anne de Boulen fait ensuite finement remarquer que les «galanteries» de Diane ont duré «plus longtemps que le péril de [son] Père», manière de montrer que personne n’a été dupe, et de signaler que c’est bien le goût des galanteries, et non le sens du sacrifice, qui a motivé Diane. La manœuvre de la reine déchue a donc réussi, et Diane comprend que l’admiration d’Anne de Boulen cachait une perfidie, visant à dénoncer sa débauche. Mais Diane ne se laisse pas du tout déstabiliser, et fait observer qu’au-delà de tout «penchant», elle a surtout su profiter de «l’occasion que la Fortune [lui] offrit», ce qui fait d’elle non plus une femme indécente, mais une femme habile, puisqu’elle a su saisir le moment opportun, le kairos. La figure de la femme galante s’éloigne donc, pour faire place à une figure de femme qui se sert de ses talents galants non par vice, mais par goût du pouvoir. Elle le prouve ensuite en comparant sa «carrière» à celle du Connétable Anne de Montmorency, c’est-à-dire au général en chef des armées royales: «On a admiré que le Connétable de Montmorency eût été le Ministre et le Favori de trois Rois; mais j’ai été la Maîtresse de deux, et je prétends que c’est davantage» [386-387].
Cette comparaison, qui met la favorite sur le même plan que le favori, désexualise son rôle et sa réussite, faisant d’elle un serviteur du prince, une femme de cour régnant par ses talents et son intelligence, et non une «courtisane», selon le sens courant du terme. De plus, le rapprochement avec la figure particulièrement virile du général en chef des armées renvoie aussi à la question du pouvoir, et fait peut-être allusion aux talents guerriers de la Diane chasseresse. Le lecteur trouve une fois encore cette double potentialité de Diane, galante et guerrière, séduisante et puissante.
Anne de Boulen tente alors de reprendre le dessus en faisant observer qu’elle l’a pourtant emporté sur Diane de Poitiers, puisqu’elle a réussi pour sa part le tour de force de se faire épouser, argument évidemment humiliant pour la favorite française. Mais Diane trouve encore de quoi rétorquer en faisant remarquer qu’il est plus difficile de se faire désirer dans la durée que pendant une période brève: «Vous n’aviez qu’à refuser toujours avec la même sévérité [pour être épousée], et il fallait que j’accordasse toujours avec de nouveaux agréments» [387].
Cette fois-ci, c’est bien sur le plan érotique que Diane veut faire reconnaître sa suprématie, puisque sa réplique laisse entendre la supériorité sexuelle de la française, qui a su trouver dans la durée de «nouveaux agréments» pour conserver son amant: la Diane de Fontenelle cumule donc l’intelligence de l’esprit et la science des corps. Elle apparaît en cela doublement libertine, c’est-à-dire libertine dans les deux sens du terme: à la fois parce qu’elle ne s’encombre pas des préjugés sociaux et moraux pour se laisser dicter sa conduite, et parce qu’elle ne méprise pas le corps, ni les plaisirs qu’il peut donner. Associant habileté courtisane, sensualité érotique, utilisant au besoin la tactique de dissimulation – quand elle se sert du prétexte paternel pour s’offrir décemment au roi – Diane de Poitiers présente les caractéristiques d’une élève émérite des libertins du XVIIe siècle.
La preuve en est donnée ensuite par l’émulation dans l’affranchissement par rapport aux usages moraux et sociaux contraignants dont témoigne la conversation des deux femmes. Elles se livrent en effet à une sorte de tournoi pour savoir laquelle d’entre elles a su le mieux et le plus tromper son royal amant. Anne de Boulen prétend avoir le mérite d’avoir «triomphé de la Renommée [alors que] le Public était instruit de [ses] aventures»: Henri VIII aurait effectivement été berné par la jeune femme, à laquelle de multiples aventures ont été prêtées, puisqu’il aurait fini par l’épouser pour se satisfaire, elle l’ayant rendu fou de désir en lui faisant croire qu’elle ne saurait se donner qu’à un époux légitime. Mais Diane renchérit en se vantant d’avoir «été infidèle à Henri II avec assez peu de mystère pour pouvoir [s’en] faire honneur!» [388]. Elles seraient donc à égalité dans ce combat inversé pour prouver non sa fidélité, mais son manque de fidélité. Là encore, on voit comment le dialogue de Fontenelle entend ouvrir les yeux du lecteur sur une réalité décapée de ses habillages décents. Cette relecture historique prend une dimension moraliste, voire philosophique, dans la mesure où elle fonctionne comme une invitation au lecteur à ne pas s’encombrer des faux-semblants conventionnels, à «guérir du sot» en ne se laissant pas berner par les fictions moralisantes pour mieux faire usage de sa raison dans ses jugements [19].
Le combat ne saurait s’arrêter sur un match nul: si c’est Anne de Boulen qui a pris d’abord la parole, c’est la duchesse de Valentinois qui vient donner le dernier mot, par lequel elle l’emporte définitivement. Le prétexte peut paraître frivole, puisque c’est un concours de beauté. Diane signale en effet son mérite en faisant remarquer qu’elle a su garder son amant même en vieillissant, ce que n’a pas su faire Anne:
Le manque de fidélité se peut, ou cacher, ou réparer; mais comment cacher, comment réparer le manque de jeunesse? J’en suis pourtant venue à bout. J’étais coquette, et je me faisais adorer; ce n’est rien, mais j’étais âgée. Vous, vous étiez jeune, et vous vous laissâtes couper la tête. Toute Grand-Mère que j’étais, je suis Àassurée que j’aurais eu assez d’adresse, pour empêcher qu’on me la coupât. [Fontenelle 1971 (1683), 389]
On se rappelle que cette définition de Diane de Poitiers comme «grand-mère» est un emprunt à La Princesse de Clèves, et à l’histoire: au moment de la mort prématurée de Henri II, le roi a quarante ans, et sa favorite soixante… Devant cet argument, Anne de Boulen, morte vers la trentaine, après seulement trois ans de mariage, doit évidemment céder, et reconnaître l’extrême habileté de Diane, qui l’emporte définitivement dans le match en comparant sa réussite à celle de …Jules César lui-même! Comparaison «glorieuse» (c’est-à-dire orgueilleuse), selon Anne, mais «juste», selon Diane, dans la mesure où «pour être aimée à [son] âge, [Diane a] eu besoin d’une fortune pareille à César». La comparaison est justifiée par un rapprochement philosophique: comme César, Diane ne sait finalement pas à quoi elle doit vraiment sa réussite dans ses entreprises [20]. Cette conclusion permet à Fontenelle de moraliser sur la vanité des Grands, qui prétendent toujours avoir manœuvré habilement quand ils réussissent, oubliant la part de hasard présente dans tout événement, succès ou insuccès, d’où le titre attribué à cette conversation, rien moins que «comment les grandes choses se font». Là encore, on retrouve une dimension libertine, puisque cette réflexion contredit la notion de Providence divine, censée habiter le cœur de l’histoire pour un regard chrétien, lui substituant les jeux du hasard des talents, des opportunités et des rencontres. De plus, on peut remarquer que Diane se compare à nouveau à un homme politique et à un chef de guerre. L’ambition de la favorite peut sembler ridicule tant la distance entre Jules César et Diane de Poitiers est grande: il y a même une certaine impertinence iconoclaste de Fontenelle à oser la comparaison entre une figure prestigieuse de l’Antiquité et la favorite française. Il n’empêche que, par son audace irrévérencieuse, cette comparaison ultime conforte la figure d’une favorite libre au-delà de tout préjugé, dans son comportement comme dans ses idées.
Que conclure de ce parcours? Il nous semble qu’à travers la figure de Diane de Poitiers, c’est l’avènement d’une nouvelle variété d’héroïne féminine qui se dessine, d’un modèle encore rarement vu en littérature [21]: une femme capable d’allier séduction et intelligence, faisant preuve d’ambition, d’un désir de pouvoir, sans renoncer à la féminité, avec un comportement et un langage alliant audace et humour, liberté de ton et liberté d’esprit. Sous les auspices d’une allusion onomastique inévitable à la Diane mythique, la favorite royale qu’inventent les auteurs du XVIIe siècle passe du statut de courtisane, avec les connotations serviles et dépréciatives attachées à ce terme, au statut de femme de pouvoir et d’esprit libre. On peut faire l’hypothèse que cette mutation de l’image féminine tient à l’influence des idées galantes, la galanterie reconnaissant aux femmes une sorte de compétence sociale, qu’elles peuvent exercer par exemple à la cour ou dans les salons, lieux où l’esprit et les talents peuvent briller quel que soit le sexe (vs les champs de bataille), en même temps qu’elle ne désexualise pas les femmes (vs les milieux religieux chrétiens, qui reconnaissent aux femmes talent et compétence, mais au prix de la négation du corps). Si la figure de Diane de Poitiers a ainsi pu intéresser les représentants du courant galant, c’est aussi parce que l’extraordinaire parcours et l’esprit supérieur de la favorite historique offraient les points d’ancrage pour l’élaboration de cette figure féminine outrepassant les règles que fixent les préjugés, les contraintes qu’imposent les stéréotypes: figure de liberté, devenue figure de subversion.
Sources primaires
- Brantôme P. de Bourdeille 1990 (1666), Les Dames galantes, éd. M. Rat et M. Simonin, Paris: Livre de poche.
- Fontenelle, B. de Le Bouyer 1971 (1683), Nouveaux Dialogues des Morts, éd. J. Dagen, Paris: STFM.
- Furetière A. 1690, Dictionnaire universel, La Haye: P. et R. Leers.
- Lafayette Mme de 2014 (1678), La Princesse de Clèves, dans Œuvres complètes, éd. C. Esmein-Sarrazin, Paris: d’Allimard.
- Vaumorière P. D’Ortigues de 1675, Diane de France, Paris: Guillaume de Luyne et Barbin.
- Villedieu Mme de 1721 (1669-1671), Journal amoureux dans Œuvres, Paris: Compagnie des Libraires.
Liste des références
- Amstutz D. 2013, La Fable du favori dans la littérature française du premier XVIIe siècle, PhD diss., Paris-Sorbonne.
- Bardon F. 1963, Diane de Poitiers et le mythe de Diane, Paris: PUF.
- Cloulas I. 1997, Diane de Poitiers, Paris: Fayard.
- Grande N. 1999, Stratégies de romancières, Paris: Honoré Champion.
- – 2011, Le Rire galant, Paris: Honoré Champion.
- Malandain P. 1985, Madame de Lafayette La Princesse de Clèves, Paris: PUF.
- Moreau I. 2007, «Guérir du sot». Les stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique, Paris: Honoré Champion.
- Ruby S. 2007, «Diane de Poitiers, veuve et favorite», in Wilson-Chevalier K. (dir.) 2007, Patronnes et mécènes en France à la Renaissance, Saint-Etienne : PUSE, 381-399.
- Zonza C. 2007, La Nouvelle historique en France à l’âge classique, Paris: Honoré Champion.
Note
1. Pour une liste des œuvres d’art (littérature, sculpture, architecture, peinture, tapisseries et autres objets d’art) produites en l’honneur de Diane de Poitiers, voir Bardon 1963, 153-155. Sur son rôle comme mécène, voir Ruby 2007, 381-399.
2. Il n’existe pas encore sur les favorites un travail général comme celui qu’a accompli Delphine Amstutz [2013] dans sa thèse à propos de leurs pendants masculins.
3. Vaumorière 1675, 15. La Diane éponyme est une fille naturelle légitimée de Henri II (fille d’une dame piémontaise, …ou de Diane de Poitiers, selon certains).
4. Rappelons que, selon le témoignage de Mme de Villedieu dans son avant-propos, elle n’aurait fait que récrire la première partie, et que seules les parties II, V et VI seraient de son invention et de sa main. C’est pourquoi nous limitons notre analyse aux Ve et VIe parties, qui forment un ensemble narratif cohérent, qui se poursuit de l’une à l’autre, sans nous appuyer sur la première partie, où Diane apparaît pourtant déjà, et qui se termine par sa retraite dans un couvent.
5. L’affichage d’un tel mépris n’est guère historiquement vraisemblable: Diane était la petite-fille d’Aymar de Poitiers, qui avait épousé en premières noces une fille naturelle de Louis XI. Outre son ascendance prestigieuse, Diane avait épousé le comte de Maulévrier, Louis de Brezé (son aîné de quarante ans), Grand Veneur de France, et petit-fils de Charles VII et d’Agnès Sorel; après son veuvage, elle garda le privilège de tenir l’apanage de son défunt mari et de se faire appeler «Grande Sénéchale de Normandie», ce qui montre combien elle était bien en cour. On peut remarquer par ailleurs que la descendance des favorites royales n’est l’objet d’aucun ostracisme de la part des grandes familles aristocratiques, qui n’hésitaient pas à s’allier avec les descendant(e)s illégitimes des rois.
6. Voir 389-392 pour les mésaventures du portrait, et 416-418 pour la lettre.
7. On appréciera l’ironie dont Mme de Villedieu est coutumière.
8. Dans l’avis au lecteur de la première partie, Journal amoureux, Paris: Barbin, 1671, 3-4.
9. Voir la note 63 p. 1345 et note 69 p. 1346.
10. Ibid., 355.
11. Françoise épousa Robert de La Marck, duc de Bouillon, et Louise le duc d’Aumale, frère du duc de Guise et de Marie de Guise, reine d’Écosse par son mariage avec Jacques V Stuart (et mère de Marie Stuart).
12. Ibid., 357.
13. Même thème dans un autre épisode, qui raconte comment, après une brouille sur le sujet de Brissac, le roi a donné une bague à sa maîtresse lors de leur réconciliation, et comment, l’interrogeant sur le fait qu’elle ne porte pas cette bague, il en vient à comprendre qu’elle a sans doute donné la bague à Brissac! «[Le roi] s’est emporté contre son ordinaire, et lui a fait mille reproches. Il vient de rentrer chez lui très affligé, mais je ne sais s’il l’est davantage de l’opinion que Mme de Valentinois a sacrifié sa bague, que de la crainte de lui avoir déplu par sa colère», ibid., 370.
14. Voir Brantôme 1990 (1666), 484.
15. Pierre Malandain voit dans la confrontation entre les deux femmes la mise en regard de deux siècles: «le XVIIe siècle moraliste, raisonneur et bienséant […] copie infidèle et inerte du XVIe siècle chevaleresque et passionné», Malandain 1985, 100.
16. Nous choisissons cette graphie pour désigner celle qui est aujourd’hui plutôt désignée comme «Anne Boleyn» car c’est celle qu’ont utilisée Mme de Lafayette et Fontenelle.
17. Voir Lafayette 2014 (1678), 513-516.
18. Voir supra la note 8.
19. Voir Moreau 2007.
20. «Pour être aimée à mon âge, j’ai eu besoin d’une fortune pareille à celle de César. Ce qu’il y a de plus heureux, c’est qu’aux Gens qui ont exécuté d’aussi grandes choses que lui et moi, on ne manque point de leur attribuer après coup des desseins et des secrets infaillibles, et de leur faire beaucoup plus d’honneur qu’ils ne méritaient», Fontenelle 1971 (1683), 390.
21. Mme de Villedieu a particulièrement travaillé à faire advenir ce nouveau modèle; on songe par exemple aux Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1671) dont l’héroïne éponyme allie déjà séduction, esprit et intelligence. Voir Grande 2011, 71sq.