Socializzazione
Ce que le goguettier cherche principalement, ce n’est pas le vin, c’est la compagnie. Le vin qu’il boit est mauvais, les gens qu’il fréquente sont bons. Il n’y a pas d’endroit peut-être plus dépeuplé et plus solitaire, pour les travailleurs, que cette grande ville de Paris, où l’on compte un million d’âmes, et plus. Les riches, les oisifs, ont des réunions convenues, des fêtes, des bals, le bois de Boulogne et plusieurs théâtres; ils jouent, ils chantent, ils s’enivrent ensemble, et tous les jours ; avant la fondation des goguettes, l’ouvrier vivait seul et ne voyait pas même l’ouvrier. Aujourd’hui, il existe entre les goguettiers, qui appartiennent pourtant à tous les corps d’état, une fraternité réelle et bien entendue. Ils s’aiment sincèrement, et ils s’entraident sans obtention. On a vu des quêtes faites dans une goguette, au profit d’un goguettier malheureux ou malade, s’élever quelquefois jusqu’à 50 francs. […] L’assemblée se sépara à onze heures et demie. «Eh bien! me demanda le berger Némorin, qui m’avait introduit, que pensez vous de notre société? – je pense, lui dis-je, que c’est ici que l’on devrait étudier le peuple; on le connaitrait mieux bientôt, et ceux qui on peur de lui finiraient par l’aimer. – Si vous voulez, ajouta Némorin, je vous conduirai samedi prochain chez les Infernaux. – Volontiers. – Il y a parmi eux, vous le verrez, des chansonniers et des poètes remarquables, et qui ne seraient point déplacés sur une scène plus haute. Nous convînmes d’un rendez-vous, le berger Némorin et moi, et après avoir bu un verre de vin sur le comptoir, et allumé nos cigares, nous nous quittâmes en nous disant: «A samedi!»
L.A. Berthaud, Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du XIXe siècle, 1841, IV:317-8.