Les lettres de prison de Elisée Reclus à Pierre-Jules Hetzel
Les lettres de prison de Elisée Reclus à Pierre-Jules Hetzel
Lettera n. 1, Bibliothèque Nationale de France, Département des Manuscrits Occidentaux, Nouvelles Acquisitions Françaises, 16986, f 130
[Brest], 11 juillet 1871
Mon cher Monsieur,
Êtes-vous en bonne santé? Est-ce à Paris où sur les côtes de la Méditerranée que mon billet ira vous trouver? La librairie a-t-elle repris ses affaires? Avez-vous repris votre travail d’éditeur?
Après la tourmente, après le terrible orage qui a paru sur la France, vous remettez-vous à l’œuvre avec une jeunesse renouvelée.
Je serais doublement heureux de le savoir, car il s’agit aussi un peu de moi dans l’intérêt que je porte à votre maison, ma petite prospérité relative dépend en partie de la vôtre. Puis-je
continuer mon Histoire d’une Montagne que la guerre a interrompue? Puis j’espérer de pouvoir par ce travail, aider ma petite famille dans le veuvage et l’orphelinat que lui a fait ma captivité?
J’en serais heureux, car mon travail était assez avancé et je m’y livrais avec joie.
Comptant sur une prompte réponse, je suis
Vôtre bien dévoué
Elisée Reclus
Lettera n. 2, Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine, HAC 154.70
Hôpital de Trébéron, rade de Brest, 29 juillet 1871
Mon cher éditeur et ami,
J’ai reçu votre lettre du 24, qui me semble juste (…). Non, il ne serait pas convenable de maintenir les conventions antérieures à la guerre, alors que les circonstances ont tellement changé. Je
sais bien que jusqu’à maintenant l’Histoire d’un Ruisseau ne peut vous avoir donné aucun bénéfice, et je ne voudrais à aucun prix que l’Histoire d’une montagne soit pour vous une
mauvaise affaire. Éditeur comme il y en a pas, vous faites entrer la bonté dans toutes vos opérations commerciales, et je n’ignore pas que beaucoup en ont abusé, mais je ne veux pas être pour
vous une occasion de renouveler la fâcheuse expérience.
Je suis donc très disposé à modifier nos conventions dans le sens indiqué par vous, et j’écris ce qui suit sous votre dictée :
J’autorise Monsieur Hetzel à utiliser, soit par extraits, soit par ensemble, mes deux livres, l’Histoire d’un Ruisseau et l’Histoire d’une montagne, dans le Magasin d’Éducation et dans une autre publication populaire.
Elisée Reclus
29 juillet 1871 [suite]
Il me semblerait très extraordinaire que après le sanglant intermède, la France ne se remit pas au travail sérieux et à l’étude. Je crois fermement que la leçon infligée par la Prusse nous
profitera et que l’instruction fera des grands progrès. Pour cela, ce n’est point en un gouvernement quelconque qu’il nous faut compter, mais en un mouvement vraiment national, partant de toutes
les familles, qui ont pu constater la supériorité d’instruction qui a fait la victoire de la Prusse. Si j’en crois les lambeaux de journaux que j’ai pu ramasser ça et là dans les coins de ma
prison, on parle beaucoup de revanche. Si n’écrivent pas là une simple forfanterie, ce n’est pas en réorganisant l’armée qu’on pourra jamais trouver une revanche, c’est en faisant ce que disait
Fichte après Jena : « La lutte des armes est terminée; nous allons commencer la lutte des principes, des mœurs, du caractère. »
Voila la véritable manière de combattre. Beaucoup le comprendront et c’est pour cela que les livres deviendront de plus en plus nécessaires. Aussi, pour ma part, je ne crains pas d’être jamais à
charge à la société française, et je pourrai lui être plus utile en écrivant pour elle en qualité d’homme libre qu’en mangeant son pain dans ma prison. Mais qu’importe. Je réussirai à travailler
quand même.
Bien à vous. Mon adresse n’est pas à Crozon; si vous m’écrivez, elle est à l’Hôpital de Trébéron (rade de Brest) où j’ai été transféré, dès que pourtant je suis malade.
Elisée Reclus
Lettera n. 3, Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine, HTZ 8.3
Hôpital de Trébéron, rade de Brest, 6 Août 71
Mon cher Hetzel,
Je commence par répondre à la part de votre lettre relative à notre affaire. Nous sommes parfaitement d’accord et ma femme, ou telle autre personne qu’elle désignera, ira toucher pour moi deux
cents francs tous les cinq de chaque mois et vous en donnera reçu. Bien que le cinq du mois d’août soit déjà passé, il n’y aura pas d’inconvénients, je pense, à ce que le premier versement se
fera ce mois-ci.
Ainsi que ma femme a du vous le dire, j’accepterais volontiers de faire des traductions de l’allemand, de l’anglais ou d’une langue latine quelconque, à l’exception du roumain: ma tête gagnerait
en liberté à ce travail relativement facile. Seulement je demanderais que mes idées fussent d’accord avec celles de l’ouvrage à traduire: la traduction est toujours mauvaise quand le
traducteur a intérêt à être traditeur.
Quant à la partie de votre lettre relative à ma libération, je ne sais que vous répondre. Certainement je serai fort désireux d’être libre, non pour moi, qui ai l’âme planée au dessus de bien des
misères, mais pour ma famille, qui souffre cruellement, et de toutes les peines, de ma longue absence. A défaut de la liberté, ce serait encore pour moi un bonheur relatif de savoir à quelle
peine je suis condamné. Je pourrais prendre les mesures nécessaires à la nouvelle condition de ma famille et mettre fin à la pénible inutilité. Mais voici plus de quatre mois que j’attends soit
mon jugement, soit une ordonnément de moi. Bien, ne m’étant jamais occupé que de justice et jamais de jurisprudence, je ne sais s’il est légal d’en agir ainsi, mais je le suppose. Quoi qu’il en
soit, j’ai déjà subi mon interrogatoire il y a quinze jours, et que je sais par les questions qui m’ont été faites, je ne suis accusé d’autre crime que d’avoir marché avec le bataillon dont je
faisais partie comme simple garde. En outre, il a été constaté, par un document dont l’interrogatoire m’a donné connaissance, que j’avais fait tous mes efforts pour éviter l’effusion du sang. De
plus on sait parfaitement (…) que ma vie a toujours été celle d’un citoyen utile et honorable. Dans ces conditions, il serait facile, je crois, de prendre une décision quelconque sur mon sort.
Cependant, puis cette décision n’a pas venue de longtemps, j’attendrai avec calme, puisque tel est le destin et que ma volonté n’y peut rien.
Quel service pourriez-vous me rendre, mon cher ami, dans cette affaire? Certes, il me serait extrêmement doux de devoir ma liberté à votre entremise, mais je ne voudrais à aucun prix vous exposer
aux chagrins de recevoir un refus. Ce que je demande simplement, c’est de connaitre le sort qui m’est réservé.
En terminant, je m’excuse d’avoir si longtemps parlé de moi: je ne crois point l’avoir fait par égoïsme.
Votre bien dévoué
Elisée Reclus
Lettera n. 4, Bibliothèque Nationale de France, Département des Manuscrits Occidentaux, Nouvelles Acquisitions Françaises, 16986, f 141
Baerenwald, Hausen, Canton de Zurich, 27 Mars 1872
Mon cher ami,
Enfin mon année de captivité est à son terme. Je suis libre, et je me demande avec stupeur comment j’ai pu subir toutes les hontes et toutes les horreurs de la prison. Des remerciements du plus
profond de mon cœur à vous et à tous ceux qui par votre sympathie et votre appui avez allégé mon fardeau!
Je suis ici en pleine montagne. De la terrasse, je contemple l’immense amphithéâtre. Là bas est le Niesen, promontoire bleu qui dresse sa pointe au dessus des montagnes de l’Emmenthal. En face
est le Pilate (…) plus près est le Righi, baignant les roches de la base dans les deux parts. Au delà la grande montagne à glaciers, la Jungfrau, le Fluchthorn bordent le pourtour de l’horizon de
leurs neiges. Décidément, je suis bien mieux ici que dans ma prison pour rédiger l’Histoire d’une Montagne. Je vais refaire en grand partie ce que j’ai déjà fait et écrirai le reste d’un
« cœur bien plus léger ».
Dans quelques jours je serai probablement à Lugano, où je compte aller m’installer avec ma famille. De là je vous enverrai ma nouvelle adresse.
A vous de cœur
Elisée Reclus